Une des phrases les plus fréquentes qu'on entend à l'hôpital après, « je suis constipé » et, « c'est quand qu'il passe le médecin [notez l'absence de point d'interrogation] », alors que vous êtes dans la pièce, est « je/il ne dors/t pas ».
Et plus les gens ont des troubles cognitifs, plus cette phrase monte dans le top 3 des remarques, pour finir par occuper la première place chez les déments. Notez bien que contrairement à tout autre phénomène biologique, physique, chimique ou métaphysique, cette phrase n'est pas sensible à l'épuisement. Ni celle des patients, ni celle des équipes soignantes, ni celle des familles.
Ça donne des discussions formidablement passionnantes du genre :
- MED (curieux) : comment allez-vous madame Michu ?
- Mme Michu (l'œil torve) : je ne dors pas !
- IDE (neutre) : c'est vrai qu'elle ne dort pas !
- MED (optimiste) : oui, mais votre hémiplégie, elle a complétement régressé non ?
- Mme Michu (la mandibule prognathe) : m'fout, je dors pas !
- IDE (neutre) : c'est vrai qu'elle ne dort pas !
- MED (positif) : nan, mais d'accord, mais sinon, vous êtes contente de remarcher, de revoir votre chien et vos enfants ?
- Mme Michu (bougonne) : j'aurai préféré crever, je vous dis que je dors pas !
- IDE (neutre) : c'est vrai qu'elle ne dort pas !
- MED (neutrement bienveillant) : en tout cas votre famille est contente de vous revoir !
- Mme Michu (definitve) : c'est des cons, et comme je dors pas je les vois encore plus
- IDE (neutre) : c'est vrai qu'elle ne dort pas !
- Famille (qui rentre) : docteur, faut qu'on vous dise parce qu'elle est timide et ne dit pas tout, mais elle ne dort pas !
- IDE (neutre) : c'est vrai qu'elle ne dort pas !
- ....
Nous pouvons laisser mon audacieux collègue, son IDE enthousiaste, leur sympathique patiente et la joyeuse famille quelques instants pour tenter de voir ce que donne le sommeil chez les déments.
Tout d'abord, un rappel. Dormir n'est pas une activité par défaut. Les bactéries ne dorment pas, les drosophiles, entre deux mutations, ont des périodes de moindre activité. Les poissons, ont des rythmes d'activité influencés par la luminosité. Mais ce n'est qu'à partir des mammifères qu'on a du véritable sommeil. Le sommeil est donc une fonction comme une autre acquise avec l'évolution.
Donc, et ça c'est important, surtout que c'est une excuse géniale que je vous donne comme ça de façon purement philanthropique : DORMIR est une activité de haut niveau, et c'est quand vous êtes éveillés que vous ne faites rien !
Pour ceux dont les yeux pétillent en se disant que maintenant je vais vous expliquer comment marche le sommeil, ben, c'est dommage, parce que j'e n'envisage pas un instant de le faire. C'est super long, relativement mal compris et de toute façon très discuté.
Retenez simplement que dans le tronc cérébral, il existe une structure, appelée « réticulée ascendante » qui fait plusieurs centimètres, et qui est au cœur de tout ça. Comme toute bonne structure neurologique, elle reçoit une pléthore d'afférence et émet une pléthore tout aussi importante d'éfferences.
Pour dormir, il faut plusieurs actions successives :
Être dans une situation où le lobe frontal externe ne mobilise pas toutes les ressources cognitives (c'est pour ça que si vous êtes en plein effort intellectuel vous pouvez veiller tard, et c'est pourquoi vous somnolez facilement dès que le mot reunio... zzzz zzzz zzzz zzz zzzz zzz... ehin ? Ah oui, dès que le mot réunion est prononc .... Zzz zzz zzzz zzz zzz).
Être dans une situation où le lobe frontal interne ne se mobilise pas plus (c'est pour ça que vous dormez mal si vous avez froid, faim, chaud, mal, ou envie de faire pipi).
Enclencher le sommeil : c'est-à-dire mettre les structures motrices en veille et les structures cognitives en mode défragmentation (je ne vous l'ai pas encore dit, mais ce qui se passe pendant le sommeil, ressemble beaucoup à ce qui se passe quand vous défragmentez un disque dur, votre cerveau optimise ses connaissances et les liens entre les différentes aires corticales).
Maintenir le sommeil.
Enclencher l'éveil : c'est-à-dire fermer proprement le programme sommeil, sans qu'il ne reste des sous-programmes actifs.
Comme d'habitude en neuro, chacune de ces étapes peut dysfonctionner :
Les patients qui ont une maladie d'Alzheimer ou une démence vasculaire, ont du mal à enclencher correctement le sommeil. En gros, leur cerveau commence à se mettre en mode défragmentation, sans que les lobes frontaux (conscience) ne soient désactivés. Ils sont donc conscients, alors que la perception de la réalité devient fragmentaire. En gros, ils vivent un bad trip de drogués pouvant aller jusqu'aux hallucinations et rêves éveillés, ce qui provoque de façon réactionnelle une apparition ou une majoration des sensations de peur (peur égal frayeur avec une cause) ou d'angoisse (angoisse égal frayeur sans objet). Et ceci survient lors des périodes d'endormissement, c'est-à-dire le soir au coucher du soleil (c'est notre atavisme de dinosaures, nous pensons que nous devons dormir quand le soleil disparait, car sinon, la nuit, nous pourrions nous blesser dans les branches, cailloux, trous, si nous continuions à nous déplacer avec nos 5 tonnes, notre petite tête ridicule perchée sur notre immense cou, nos grosses pattes et notre longue queue qui traine).
Les patients qui ont une maladie de Parkinson, réussissent à enclencher le sommeil, mais comme toujours dans la maladie de Parkinson, ne réussissent pas à maintenir la tache active. Ils se réveillent donc presque tout de suite. Ceci entraine deux bugs : d'une part le centre d'enclenchement du sommeil, détectant une anomalie, va tenter de relancer le programme endormissement, d'autre part, la défragmentation n'ayant pas pu se dérouler complétement, le disque dur (les fonctions cognitives) sont dans un état intermédiaire entre le rangé et le pas rangé, ni fait ni à faire, ce qui conduit à une pseudo démence. Cliniquement ça donne des nuits de très mauvaise qualité avec des réveils fréquents, des journées des très mauvaises qualités, avec des endormissements fréquents, et des périodes de veille de très mauvaise qualité, avec un pensée lente et laborieuse (une espèce de pseudo gueule de bois permanente).
Les traumatisés crâniens et certains patients ayant eu un AVC, ne réussissent pas à sortir du mode sommeil.
Les psychotiques ne réussissent rien sans que l'on ne comprenne réellement pourquoi.
Les apnéique du sommeil sont victime d'une carence en O2 qui, si on poursuit la métaphore du PC sous Windows, équivaut à tenter une défragmentation avec un portable dont les batteries sont à plat et que vous ne chargez que par période de 10 minutes. Votre PC passe son temps à sortir de défragmentation pour vous demander de le rebrancher, ce qui, si rien n'est fait, fini par conduire à un état proche de celui des parkinsoniens.
Bon, maintient que j'ai perdu toute crédibilité neurologique en vous sortant une métaphore que ferait hurler de rire 100% des PUPH de la Salpêtrerie (Source de tout bienfait sur terre etc. etc.) , passons à la question fondamentale : qu'est-ce qu'on peut y faire ?
Je serais tenté de vous répondre de façon neurologique, c'est-à-dire avec une voix douce mais très grave, dans une ambiance sombre et brumeuse, illuminée simplement par un faisceau doré descendant du ciel sur mes épaules, avec le bruit du vent qui souffle sur un paysage mille fois millénaire : RIEN.
Mais comme vous n'êtes probablement pas neurologue (sinon vous seriez en train de rire comme les PUPH cités précédemment), vous devez être insensible à ce décorum, et probablement exiger une réponse un peu plus fournie.
Alors, en plus fourni, comprenez bien que la plus mauvaise des solutions, est de répondre à ce manque de sommeil physiologique par un sédatif artificiel. C'est comme si pour défragmenter votre PC, vous l'éteigniez !
Donc la seule solution logique, et d'essayer de compenser au maximum, en fonction des pathologies, l'étape qui défaille. Je m'explique :
Les patient dément de type Alzheimer et les dément vasculaire ne peuvent initier le sommeil et restent dans un entre deux qui fait que leur environnement devient une source d'hallucinations et d'angoisse quand la luminosité baisse. Commencez par ne pas les mettre dans un environnement dont la lumière baisse. Ce n'est pas en laissant la lumière allumée dans leur chambre tant qu'ils ne dorment pas que vous allez accélérer le réchauffement climatique. Ne touchez pas à l'interrupteur, et laissez une source de stimulation environnementale active (laissez la télé allumée sur la vie des pétoncles dans le nord du Groenland). Si le sommeil s'enclenche, ils se projetteront dans la mer avec les pétoncles, ce qui est relativement peu angoissant, donc ils ne secréteront pas d'adrénaline, ne réenclencherons pas le frontal et le sommeil pourra peut-être démarrer.
Pour les patients Parkinsoniens qui ne peuvent maintenir le sommeil. Épuisez-les ! Faites leur faire du sport, surtout l'après-midi à la place de la sieste ! Vous éviterez le faux endormissement de l'après-midi et, en augmentant la fatigue physique, vous augmenterez la durée des premières heures de sommeil.
Pour les traumas crâniens et autre AVC.... Vraiment rien
Pour le psychotique, voyez ça avec les psychiatres, nos solutions sont clairement peu réalistes (arrêt des psychotropes sédatifs etc...)
Pour les apnéiques... ben voyez avec les O2ologues
Mais dans tous les cas, évitez au maximum les benzos, les neuroleptiques et même les antiH1 sédatifs (même si c'est un moindre mal).
PS : sinon l'IDE (neutre) me signale que c'est vrai que Mme Michu ne dort pas !
Si vous voulez en savoir plus, cet article fait partie de la collection suivante :
Démences et troubles du jugement