Où l'on parle de la cognition de l'effort de concentration.
Solidement campé sur ses deux jambes, les bras croisés, la nuque tendue, les yeux rougis par l'effort de concentration qui bloque ses clignements de paupières, monsieur Jean regarde fixement l'écran de la télé. Cet après-midi monsieur Jean veut replanter son gazon que la sécheresse de l'été a ravagé, et qui se résume pour l'instant à un espace plan couvert d'un tapis desséché de brins fillasses marrons. Et comme tout le monde le sait, il ne fait pas planter par temps de pluie. Et monsieur Jean lui, il ne veut pas de la pluie. Alors Jean il fixe la télé pour voir le temps qu'il fait. Si Jean est tendu, ce n'est pas simplement parce qu'il acheté une boite de semences "pelouse pour terrain de sport" alors qu'il voulait acheter une boîte "pelouse pour activité intensive", et qu'il se demande si l'herbe sera identique… C'est aussi parce que ça fait trois fois qu'il regarde le bulletin météo sur la chaîne d'infos continues que diffuse sa télé, sans réussir à se souvenir de l'info météo.
Entre nous, il a toujours été comme ça monsieur Jean. Il y a des trucs dont il ne réussit jamais à se souvenir, même quand c'est important. Et on ne parle pas simplement des clés qu'il ne trouve pas le matin, de la voiture dont parfois il oublie le lieu où elle est garée, le chèque mis sur la table de la cuisine qu'il oublie d'envoyer, la boîte de croquettes pour girafe à poils longs qu'il oublie d'acheter… On parle aussi de trucs hyper importants, comme dans son job d’agent logistique dans une entreprise de vente en ligne, où il doit collecter des articles dans des rayons, afin de préparer une commande. Pourtant, quand il bosse, tout est fait pour que monsieur Jean ne se trompe pas : il a un nom désignant l'article avec une adresse et un code barre. Monsieur Jean doit prendre l'article à l'emplacement indiqué, scanner le code-barres de l'objet, scanner le code-barres de la liste, et si les deux concordent placer l'objet dans un panier avant de chercher le suivant inscrit sur la liste. Le risque d'erreur est nul puisque l'objet est clairement identifié, que monsieur Jean est obligé de regarder ce qu'il prend, et qu'en cas d'erreur, lors de la double vérification des codes-barres, une alarme retentit si les deux références ne concordent pas. Et pourtant Monsieur Jean continue à se tromper plusieurs fois par mois. Et sans une deuxième vérification de la concordance des deux codes-barres par un autre collègue juste avant l'expédition, il est probable qu'un nombre important de clients de son entreprise se verraient expédier un livre sur la reproduction des pingouins à la place de la version "livre à colorier" de la critique de la raison pure.
Monsieur Jean se rassure comme il peut en se disant qu'il n'est pas le seul. D'ailleurs le taux d'erreur dans son entreprise avoisine le pourcent, et sa direction cherche désespérément un moyen de le réduire pour augmenter la productivité. Ils ont d'ailleurs tout essayé sans succès : la coercition (une diminution d'une prime à chaque erreur commise), la récompense (une augmentation de la prime pour chaque période de travail sans erreur), l'émulation (l'employé du mois sans erreur), et même le jeu (une récompense instantanée et de valeur croissante au-delàs d'un nombre aléatoire de scan de codes-barres concordants). Mais rien n'y fait, il existe toujours un taux d'erreur incompressible.
Je ne doute pas un instant que vous trouviez cette histoire fascinante, mais peut-être vous demandez-vous quel est le lien avec la neurologie. C'est simple, cette histoire évoque le problème de nos capacités ou plutôt de notre incapacité de concentration.
Pas de panique, pour une fois je vais faire light, je ne vais vous sortir aucune statistique, aucun circuit au nom exotique, rien que des trucs simples…. Parce que je n'ai pas le choix. Aussi curieux que ça paraisse, malgré une littérature à la quantité extravagante sur ces sujets, des sommes considérables investies dans la recherche (pensez donc, le premier qui trouve un truc efficace gagne et le Nobel et une somme d'argent délirante), personne ne comprend exactement comment ça marche.
Alors voyons ce que l'on pense savoir.
La concentration est une fonction cérébrale comme une autre.
Qui dit fonction cérébrale dit lien avec d'autres fonctions et dit circuits de régulation à la hausse ou à la baisse.
Mais comme j'ai promis de ne pas vous infliger de circuits, on va rester dans le descriptif.
Quand vous voulez vous concentrer sur une tâche (essayer de commander un billet sur le site de la SNCF en vous demandant où est le piège quand un billet prem's en première est moins cher qu'un billet normal en seconde), il faut tout d'abord que votre environnement extérieur et intérieur vous le permette. Il n’y a aucune chance que vous puissiez vous concentrer sur votre tâche si vous êtes à poil sur la banquise, si vous êtes dans un tunnel en train de courir avec une statuette volée à la main en essayant d'échapper à une pierre sphérique dévalant la pente derrière vous tel l'Indiana Jones de base, ni si vous crevez de faim en étant en hypoglycémie, ni enfin si votre vessie est sur le point d'exploser avec un risque non négligeable de tacher les murs. Bon bref, il faut que votre cerveau dans son ensemble (et vos lobes frontaux en particulier) ne soient pas dans une situation où votre survie est menacée. Cette notion est importante car elle doit être comprise au sens cognitif du terme et non au sens propre, mais on reviendra là-dessus plus tard.
Si votre survie n'est pas menacée, une autre condition nécessaire, est la disponibilité des ressources nécessaires à la réalisation de cette tâche. Comme je sais que cette phrase ne veut rien dire pour vous, détaillons. Si je vous demande de vous concentrer pour déchiffrer un texte en japonais sans vous donner un alphabet et un dictionnaire, vous n'allez tenir que quelques minutes parce que la tâche est irréalisable (n'est pas Champollion qui veut). De la même façon, si vous essayez de vous concentre sur une tâche de mémorisation mais que vous avez flingué vos zonez mémoire à coup d'alcool, de drogues ou de maladie dégénérative, vous allez échouer. Ce n’est pas pour rien qu'après une soirée où vous avez consommé une bouteille de Vodka vous avez du mal à vous souvenir de l'origine de ce nouveau et joli tatouage de Mireille Mathieu qui orne votre épaule.
On se résumé, pour se concentrer il faut des conditions extérieures et intérieures compatibles avec la survie, et des ressources disponibles et fonctionnelles. Mais ce n'est pas tout et c'est là que c'est le plus difficile à comprendre.
La loi zéro d'un cerveau (pour ceux qui connaissent les trois loi de la robotique d'Asimov), est : un cerveau ne peut par son action ou son inaction diminuer son…plaisir (c'est pour ça qu'un toxicomane peut faire une overdose mortelle en étant conscient du risque, ou que les grands navigateurs grand-naviguent solitairement alors qu'objectivement c'est idiot). Ce qu'on appelle parfois à tort "instinct de survie" chez l’humain, n’est qu'une conséquence de cette loi zéro. La conséquence directe est que votre cerveau, est conçu et optimisé pour pouvoir, en toutes circonstances, faire deux choses à priori antagonistes :
Tout d'abord automatiser. Quand vous réalisez une action, votre cerveau va très rapidement transférer la charge de travail que cette action comporte depuis des régions conscientes vers des régions automatiques (et inconscientes). Comme un exemple est souvent plus parlant qu'une longue explication, en voici un archi connu : Lisez ce texte qui commence par "CE MESSAGE.."
C3 M355463 357 D1FF1C1L3 4 L1R3
M415 7R35 R4P1D3M3N7 V0U5 4RR1V3Z 4 L1R3 PLU5 V173
C4R V07R3 C3RV34U 5'4D4P73. V0U5 F41735 M01N5 D'3FF0R75
P0UR V0U5 C0NC3N7R3R 5UR L4 F0RM3
37 V0U5 P0UV3Z V0U5 C0NC3N7R3R 5UR L3 F0ND.
C3C1 357 UN 3X3MPL3 D'4U70M47154710N.
Si vous aimez ça, il y a des textes entiers comme ça sur le net et même des convertisseur (leet converter).
En pratique face à ce texte, votre cerveau commence par identifier la règle en faisant appel à ses ressources (dans ce cas particulier à la reconnaissance des lettres, des motifs et de l'orthographe), puis il établit la règle de conversion (chiffres = lettres à prononcer selon la forme globale du chiffre et sa position ans le mot). Une fois la règle acquise, votre vitesse de lecture s'accroit et vous vous concentrez sur le sens du message. Votre cerveau, pour assurer son plaisir (c’est-à-dire la compréhension du texte), va déléguer le processus de décodage à des zone automatiques inconscientes (dès la troisième ligne vous lisez sans y penser).
Donc première action : un cerveau automatise tout ce qui n'est pas intéressant, pour se libérer des capacités cognitives pour analyser ce qui est intéressant (donc potentiellement source de plaisir) ou pour identifier les dangers (source potentielle de déplaisir).
La deuxième action peut sembler a priori antagoniste à la première alors qu'elle n'en est qu'une variante : l'inhibition. Là encore un exemple pour mieux comprendre. Quand vous enregistrez un son en plein air (genre le cri de la mouffette le soir au fond des bois) sans micro directionnel, vous n'entendez pas grand-chose lors de la relecture, alors que sur place vos oreilles, pourtant pas du tout directionnelles, ont nettement perçu le petit feulement (je dis ça j'ne sais rien, je suis pas sûr que le cri de la mouffette porte un nom). La différence vient de la capacité de votre cerveau à inhiber la perception consciente des sons de l'environnement, pour ne laisser filtrer que ce qui porte son intérêt. Ce phénomène est actif, parce que quelque minutes plus tôt, alors que la bestiole n'hululait pas encore, votre cerveau était en mode d'acquisition de signal et que là vous perceviez consciemment tous les bruits de la foret.
Donc cette deuxième action est l'inhibition de certaines informations alors que juste avant je vous ai dit que votre cerveau faisait tout pour être à l'affut de la nouveauté. En fait les deux ne sont pas antagonistes car l'inhibition n'est qu'une variante de l'automatisation. En fait cette deuxième fonction n'existe que chez l'adulte (en bonne santé). Pendant votre enfance, le jeune cerveau est comme vous tout à l'heure quand vous cherchiez à détecter la mouffette : il enregistre tous les stimuli de l'environnement. Avec l'âge il apprend que certains stimuli ne méritent pas une attention particulière et que leur analyse peut être confiée aux zones automatiques non conscientes. C'est pour ça qu'un jeune enfant joue avec sa main devant la lumière, alors que vous, adulte, vous n'allez pas perdre le fil d'un film au ciné si vous passez votre main devant vos yeux en vous grattant le front.
Résumons-nous une nouvelle fois :
Pour se concentrer sur une tache il vous faut :
- Un cerveau
- Des conditions intérieures et extérieures compatibles avec votre bien être
- Des ressources cognitives disponibles en quantité et qualité pour en comprendre la nature.
Si vous avez tout ça, vous allez vous pouvoir vous concentrer, et pour cela votre cerveau va automatiser les processus répétitifs, et inhiber les informations que son expérience lui a appris comme étant inutiles.
Alors si notre cerveau est si bien fait, pourquoi ça rate ? Pourquoi monsieur Jean ne retient pas la météo, ni le lieu où il a garé sa bagnole, ni n'est capable de se corriger lorsqu'il pioche le mauvais article au boulot, alors que son appareil lui signale que les deux codes-barres ne sont pas identiques, et qu'en plus il sait qu'à chaque erreur sa prime diminue ? Et comment l'éviter ?
Soyons clairs, si je le savais, je ne serais pas médecin neurologue mais milliardaire dilettante après avoir vendu ma méthode "un monde sans erreurs" à toutes les multinationales et autres organisations publiques.
Les seules chose que l'on peut retenir c'est que :
Fondamentalement notre cerveau n'est pas fait pour rester conscient de l'exécution d'une tâche si celle-ci peut être automatisée, ni s'empêcher d'inhiber une information si celle-ci n'est pas considérée par expérience comme vitale lorsqu'elle est perçue. Notre cerveau ne peut pas le faire parce que ces deux actions sont celles qui lui permettent d'obtenir le maximum de plaisir au moindre effort (c'est la définition de l'intelligence).
Lorsque monsieur Jean va piocher les articles sur la liste, son plaisir n'est pas la satisfaction du boulot bien fait. Son boulot n' aucun intérêt et on peut imaginer qu'il fait ça pour avoir de l'argent à la fin du mois. Son plaisir est donc indirect, et sur le coup on peut penser qu'il est peu présent. D'autre part, son job est hautement répétitif, donc hautement automatisable par son cerveau. Il est probable que pendant qu'il se rend à l'allée B, emplacement 289, il ne pense pas à son trajet mais plutôt à ses vacances, ses impôts, sa liste de courses, ses potes etc… Et quand il scanne les codes-barres, avec son expérience qui lui a appris qu'après lui il y a un deuxième contrôle, il y a de fortes chances que l'info de non concordance soit inhibée par son cerveau sans même qu'il n'en soit conscient.
Bon bref, monsieur Jean est un humain parfaitement normal.
En général, c'est à ce moment de ce topo que j'ai droit aux questions suivantes :
- Question de madame Delacravachecloutée : mais, pourtant votre monsieur Jean il le sait qu'il va être châti..pun.. pénalisé pour ses erreurs, et si vous dites que son cerveau fait tout pour éviter le déplaisir pourquoi il n'évite pas de se tromper ? Hein ?
- Parce que la baisse de prime n'aura de conséquences que s'il se fait prendre, et en pratique, pas avant de percevoir son salaire. Donc ce déplaisir n'est, sur le coup, que théorique. C'est comme fumer en étant pneumologue en sachant que ça augmente le risque de cancer du poumon : on pense pouvoir y échapper, le risque est théorique et de toute façon sur le coup, ce déplaisir futur semble inferieur au plaisir réel de l'imprégnation en nicotine.
- Autre question de madame Delacravachecloutée : donc si je vous suis bien, monsieur Jean serait plus performant si le châtim.. La punitio… la pénalité était appliquée sur le coup ! Par exemple en le précarisant et en lui disant qu'il est viré au-delà d'un certain nombre d'erreurs !
- Sur le coup c'est possible mais en pratique ça serait une très mauvaise idée. Si le déplaisir est majeur, il génère du stress et de l'angoisse. Et l'angoisse est un facteur de déconcentration extrême car elle génère des neurotransmetteurs qui inhibent l'accès à certaines ressources. En pratique, avec une telle menace, monsieur Jean deviendrait très mauvais dans sa tâche, enchaînant les erreurs de façon exponentielle.
- Encore une question de madame Delacravachecloutée : d'accord mais une fois viré on pourrait en embaucher un autre qui saurait à quoi s'en tenir.
- Oui vous pourriez, mais plus votre job est précaire, c’est-à-dire plus votre job est une source de souffrance, moins l’attire, donc vous n'auriez que des candidats de plus en plus dans des situations sociales difficiles, dont la productivité ne sera jamais égale à celle de monsieur jean quand il était heureux.
- Question de madame DeLaLicorneRoseSousTéHacheCé : alors justement, pourquoi ne pas augmenter le plaisir de monsieur Jean ? Pourquoi ne pas lui donner des primes extraordinaires quand il bosse bien ?
- Parce que là encore même si ça peut marcher au début, surtout si monsieur Jean a des problèmes de fric, le cerveau va quand même finir par automatiser à nouveau la tâche une fois qu'il aura intégré la nouvelle règle. C'est pour ça que même des traders avec des salaires à plusieurs zéro derrière le premier chiffre se plantent.
- Autre question de madame DeLaLicorneRoseSousTéHacheCé : mais pourquoi vous parlez d'argent ? Van Gogh peignait des chefs d'œuvres sans se tromper et pas pour l'argent !
- Oui, c'est vrai mais c'est discutable. D'abord la peinture artistique n'est pas de la peinture en bâtiment. Ce n'est pas à proprement parler une activité répétitive automatisable. En plus, un artiste peintre peint par passion, le plaisir que lui procure l'exécution de son art dépasse tous les autres, et par conséquent le plaisir que peut lui procurer l'argent est accessoire. Et enfin vous n'êtes pas dans sa tête, vous n'avez pas la moindre idée du nombre de pétales qu'il voulait peindre sur ses tournesols. Peut-être qu'il en manque parce que le soir où il les a peintes, il avait faim et pensait à sa liste de courses.
- Question de madame JeSuisPlusRationelleQueMarieCurie : Alors dans ce cas on peut rien faire, on est condamné à se planter ou confier le boulot à des machines ?
- Ça sera la dernière question parce qu'on doit rendre la salle… Pour répondre à votre question la réponse est non et non. Tout d'abord doit-on ne rien faire ? Pas du tout. Il faut accepter que notre cerveau ne soit pas fiable par un simple effort de volonté. Il faut donc tricher en l'obligeant à se desautomatiser. C'est d'ailleurs, même si ce n'était pas le but initial, le résultat des mesures prises par las banques pour vous faire composer votre code secret sur leur site en ligne. Les chiffres sont disposés de façon aléatoire ce qui vous empêche de cliquer de façon automatique. Vous êtes obligés de lire l'écran et, même si l'objectif initial était lié à la sécurité, le résultat est que depuis la mise en place de ce système, le taux d'erreurs de log s'est effondré (perso j'en sais rien, je ne fais que répéter ce que m'a dit un ingénieur info d'une banque). Dans le cas de monsieur Jean, il est probable que si à la place du code-barres, monsieur Jean devait décrire à un collègue les caractéristiques physiques de l'objet, le taux d'erreurs baisserait, mais au prix d'une augmentation du temps nécessaire à la tâche.
- Et les machines ?
- Oui alors là on s'éloigne trop de la neurologie pour que je vous donne mon avis. Mais je crois qu'en pratique, une machine n'est fiable que si elle ne tombe pas en panne, et qu'elle ne doit pas affronter la nouveauté. Les IA et le deep Learning vont peut-être modifier la donne, mais ça sort complétement de mon domaine d'expertise (quoique, on verra ce que donne une IA qui consulte pour des problèmes de concentration…)
Si vous voulez en savoir plus, cet article fait partie de la collection suivante :
Mécanismes de cognition