15.6.18

1920 - 1995 les anticoagulants anti vitamine K



Rose (pour des raisons évidentes de respect de l'anonymat, le prénom a été change) est bien. Nous sommes en 1927 dans les plaines herbeuses du Wisconsin. Le temps est chaud et humide, mais elle a trouvé un coin ombragé pour se reposer un peu à l'écart de ses cousines. Rose mâchonne un brin de mélilot. Elle aime bien le parfum sucré des fleurs, et le goût un peu amère des tiges. C'est le premier jour de beau temps depuis un mois. Le champ de foin dans lequel elle se trouve a une odeur d'herbe coupée prononcée bien qu'aucune tondeuse n'y soit passée. La raison de cette odeur est l'humidité qui a favorisé le développement d'une fine moisissure sur le mélilot blanc que Rose mâchouille. Alors qu'elle somnole, Rose ressent un vertige. Son cœur s'accélère et elle crache du sang. Elle essaye de se relever mais elle n'en n'a pas la force. Rose meurt soudain sous le regard impassible de ses cousines qui se contentent de remuer leur queue pour chasser les mouches. Comme vous l'avez deviné, Rose est une vache, et sans le savoir, elle vient d'enclencher une cascade d’événements qui vont bouleverser la pharmacopée humaine.


Mais reprenons. Rose n'est pas la première victime de ce que les anglais nomment "sweet clover disease" traduit en français par la maladie du mélilot gâté. Depuis les années 1920, l'Amérique du Nord traverse une crise économique qui frappe les agriculteurs au point que ces derniers n'ont plus les ressources financières nécessaires pour faire paître leurs bétail sur des terres non souillées par la moisissure du mélilot. C'est d'autant plus ironique que deux vétérinaires du canadiens (Schofield et Roderick) ont prouvé qu'il suffisait de changer le type de fourrage (facile) ou de transfuser les animaux mourants avec du sang frais (plus difficile) pour éviter le décès des bêtes.

Pendant une dizaine d'années le sweet clover disease reste une fatalité. Les vétérinaires canadiens ne réussissent pas à identifier la substance responsable des hémorragies. Et puis en 1927, le propriétaire de Rose, Ed Carlson, s'agace. Après Rose, une autre de ses vaches meurt des suites d'un hématome secondaire à un combat entre animaux. Ed décide alors de prendre le cadavre de la bête, ainsi qu'un bidon de son sang, et de faire 300 kilomètres pour se rendre à Madison, capitale du Wisconsin et siège de l'université homonyme. Ed souhait qu'un savant examine sa bête et le sang de cette dernière afin de comprendre ce qui leur arrive. Il est reçu par un biochimiste, Karl Link. Et autant vous le dire tout de suite, Link n'a pas le moindre début d'idée de ce que pourrait être la cause de décès des vaches.

Il faudra à Link et à ses collègues des années de recherche pour pouvoir, en 1940, identifier une substance naturellement présente dans le mélilot blanc, la coumarine, qui, sous l'action d'enzymes présentes dans les moisissures, se transforme en 3,3'-methylene-bis(4-hydroxycoumarin) ou dicoumarol. Et ce dicoumarol est anticoagulant.

Si vous souhaitez briller en société, c'est le moment idéal pour vous dire que vous connaissez tous la coumarine. La coumarine est une substance chimique présente dans de très nombreuses plantes. Elle aune odeur caractéristique : celle de l'herbe fraîchement coupée. La coumarine est connue depuis 1820. Son nom vient du nom commun de la fève de tonka (fruit du teck brésilien) également appelé coumarou. Elle est utilisée pour fabriquer des parfums, et était (car maintenant c'est interdit) parfois utilisée pour aromatiser des boissons (le goût est amer).

Mais revenons-en au dicoumarol. En 1941 le dicoumarol est breveté sans que l'on ne sache très bien comment l'utiliser. Le brevet est déposé au nom de la fondation qui a financé les travaux de recherche de Link. Cette fondation se nomme la Wisconsin Alumni Research Foundation (si vous êtes médecin, les initiales de cette fondation ont un grand intérêt). Elle a été fondée en 1925 et a déjà breveté une méthode pour enrichir le lait en vitamine D à l'aide d'ultraviolets. La fondation se retrouve donc propriétaire de droits exclusifs sur une substance qui saigne les vache jusqu'à la mort. C'est, avouons-le, très peu utile, dans la mesure où la prolifération des vaches n'est pas telle qu'il faille inventer un bovinicide. 

Par contre très rapidement l'idée d'utiliser le dicoumarol pour tuer les rats fait son chemin. Malheureusement, le dicoumarol, bien que très efficace, agit très lentement, ce qui laisse aux rats le temps de récupérer entre deux prises de substance toxique (oui c'est curieux mais c'est comme ça). Link travaille alors pour purifier le dicoumarol, et sur les 150 dérivés qu'il identifie, le 42e s'avère être particulièrement efficace (létal). Ce composé 42 est breveté à son tour et est nommé WARFarine en l'honneur de la fondation qui a permis sa découverte. En 1948, la WARFARINE est commercialisée comme raticide avec un gros succès commercial.

Tout va pour le mieux (sauf pour les rats) jusqu'en 1951. Cette année-là, un appelé du contingent de l'US army tente de se suicider en avalant plusieurs doses de WARFARINE. Il ne meurt cependant pas car les médecins militaires qui le prennent en charge ont l'idée de lui administrer de fortes doses de vitamine K. Celle-ci est connue depuis 1920 où un biochimiste danois, Carl Peter Henrik Dam, a découvert que son absence du régime alimentaire des poulets les faisaient mourir par hémorragies persistantes (oui dans cette histoire, tous les animaux meurent dans d'atroces souffrances). La vitamine K est purifiée en 1936 et synthétisée en 1939 (et Dam obtient le Nobel en 1943 pour cette découverte). En 1951 le suicidaire à la WAFARINE a du bol puisque l'antidote n'existe que depuis 12 ans.

Les médecins militaires étant ce qu'ils sont, et aussi étonnant que cela puisse paraître, comprennent que la WARFARINE peut s'avérer utile pour soigner les patients ayant besoin d'un anticoagulant (en 1951 seule l'héparine existe, et n'est disponible, tout comme en 2018, que sous forme injectable), comprennent que cet anticoagulant oral a l'avantage d'avoir un antidote en cas de surdosage (la vitamine K), mais… il faudra attendre 1978 pour qu'ils en déduisent que l'effet de la WARFARINE est lié à une action anti vitamine K. De façon totalement dingue, la WARFARINE est alors classé dans la famille des anti vitamine K ou AVK.

Quoi qu'il en soit en 1954 la WARFARINE est commercialisé sous le nom de COUMADINE (et est toujours disponible sous ce nom aujourd'hui).

Pour les paumés résumons-nous : le mélilot contient de la COUMARINE. Sous l'effet d'une moisissure, elle est transformée en DICOUMAROL. A partir de cette substance on peut extraire de la WARFARINE qui est commercialisée sous le nom de COUMADINE.

Un de premier bénéficiaire de ce traitement anticoagulant est le président américain Dwight D. Eisenhower en 1955 dans les suites d'un infarctus du myocarde mais ceci est un autre histoire.

Nous sommes donc maintenant en 1955, tout le monde est content sauf que. Sauf que la WARFARINE étant un anticoagulant, certain patients saignent et meurent (cette histoire est d'un lugubre… et encore, attendez de voir la suite). Il saignent alors qu'aux mêmes doses, d'autre patients ont des thromboses. C'est un peu comme si l'effet de la WARFARINE n'était pas le même selon les individus.

Très rapidement cela est confirmé en mesurant quelque chose de compliqué : le temps de thrombine. Le temps de thrombine est le temps nécessaire au plasma (le sang moins les cellules) du patient pour coaguler quand on y verse une quantité donnée de thromboplastine (c'est le facteur de coagulation numéro III). En gros, on prend le sang du patient, on ne garde que le "jus", on met de la thrombine dedans, et on regarde ce qui se passe un chronomètre à la main. Quand le plasma est coagulé, on regarde le temps que cela a pris. Plus le sang est riche en anticoagulant, plus le temps est long. Cette méthode a été inventée en 1935 par Armand Quick, un américain né dans le Wisconsin (y'a un truc avec le Wisconsin). Si je vous en parle c'est parce que l'autre nom du temps de thrombine est le temps de Quick. Mais on s'égare.

Le temps de thrombine permet donc de mesurer l'effet anticoagulant réel, chez un patient donné, d'un anticoagulant donné. Évidemment cela permet du coup d'adapter les doses. Sauf que (oui, encore un "sauf que")...


Sauf que le temps passe jusqu'en 1982, et alors que le temps de Quick est mesuré de la même façon en Amérique du Nord et en Angleterre, les anglais, saignent nettement moins que les nord-américains, tout en étant largement aussi protégés par les anticoagulants. Un peu comme si on ne mesurait pas la même chose des deux côtés de l'Atlantique.

Et bien évidemment c'est très exactement le cas. Les Grand-Bretons, pour obtenir de la thrombine, se servent de cerveaux humains frais qu'ils pressent de façon artisanale dans les labos en charge de faire les mesures du temps de Quick. Si. Je sais. C'est hyper appétissant.

Pendant ce temps, dans leur ancienne colonie, les américains, utilisent de la thromboplastine animale extraite industriellement. Malheureusement cette thrombine est moins sensible que celle d'origine humaine, biaisant les résultats des laboratoires US, et conduisant à un surdosage systématique des américains par rapport aux anglais.

En 1983, un anglais, Tom Kirkwood, propose une méthode de calibrage de la sensibilité de la thromboplastine. Cette méthode validée par l'OMS devient l'International Normalized Ratio, ou INR, toujours utilisé aujourd'hui. Il faut cependant attendre 1995 pour que l'INR soit adopté partout et que les laboratoires produisant de la thromboplastine donnent systématiquement le degré de sensibilité de leur produit afin de pouvoir calculer l'INR. 

Il aura donc fallu 65 ans entre la mort de rose et la mise au point d'un protocole thérapeutique efficace comportant une molécule connue, un méthode de mesure de son efficacité standardisée, et un antidote simple. 

En 2018 on ne fait pas mieux et pourtant...
...la suite de cette histoire vous narrera de l'apparition des anticoagulants oraux directs qui supplantent les AVK, mais ça on en parlera un autre fois.