23.12.15

Nœuds au cerveau




C'est les fêtes, et qui dit Noël et Nouvel An dit déjeuners, goûters, dîners où l'on parle, selon les circonstances, de tout, de rien, ou des deux. Si vous avez un stock d'anecdotes inépuisable sur les aventures de votre chat ou de votre enfant en bas âge… où des deux, ce billet ne vous sera que peu utile. Par contre, si vous ne savez jamais quoi dire, ou quoi répondre à la question : "et toi, avec toutes tes millions d'années d'études tu racontes quoi ?", ou encore, si pendant un de ces repas vous êtes indirectement comparé à un ou une super machin (vous savez ces gens qui savent tout sur tout car ils sont allés partout grâce à leur intelligence, leur beauté et leur spiritualité…), voilà un mini sujet pour vous faire briller en société.



Néanmoins, pour que l'effet soit complet quelques conseils de base :
Ne jamais faire preuve d'enthousiasme.Adopter l'attitude de l'artiste torturé et effrayé par la complexité de son sujet. 
  • Ne jamais répondre aux questions de façon hautaine mais en simulant la sincères difficulté que vous éprouvez à trouver des mots suffisamment simples pour que votre public vous comprenne (tout en continuant à utiliser des termes techniques). 
  • Réduire son langage corporel au minimum, en adoptant pour les passages les plus obscurs, un regard perdu dans la vague, quelque part entre l'infini et l'introspection absolue. 
Bon avec tout ça et le sujet qui suit vous devriez faire monter considérablement votre score de crédibilité, et rendre par comparaison, le dernier récit de voyage de super machin, aussi inintéressant que le menu du 23 mars 2007 de la cantine de l'EHPAD du coin.

Sujet de Noel donc : pourquoi le cerveau a une forme aussi compliquée, pourquoi voit-on avec l'arrière de ce dernier, pourquoi l'intelligence est devant et le centre du sommeil dans le haut du cou : bref pourquoi un cerveau ça ne ressemble à rien.

Commençons notre histoire il y'a fort fort longtemps quand les premières créatures, en l'absence de toute contrainte, ouvraient la grande boite de lego de la vie et s'interrogeaient sur comment agencer leur système nerveux. Après pas mal de discussions, le consensus aboutit à la technique des briques de lego, c’est-à-dire, placer les éléments les uns à la suite des autres de façon linéaire.

Devant on place les organes des sens (des percepteurs - P), puis les centres nerveux qui analysent ces informations sensitives (S), puis les centres qui organisent une réaction motrice (M) et enfin les organes effecteurs (E).

Les briques de lego sont donc de l'avant vers l'arrière : P - S - M - E






Si vous prenez un organisme aussi débile qu'une bactérie avec un flagelle, vous avez d'abord sur la membrane extérieure un chémorécepteur, qui, si il détecte une source de nutriment, transmet l'info à tout un tas d'organelles qui réagissent à cette information, puis activent le flagelle pour que la bestiole aille dans la bonne direction. Notes que chez les mammifères mâles les spermatozoïdes font pareil.

Faisons un bond dans l'évolution, et on remarque que ce principe se maintient dans le temps. Les poissons primitifs par exemple ont un super gout/odorat dont les chémorécepteurs excitent un bout de système nerveux sensitif situé juste en arrière de "nez", lui-même suivi d'un bout de système nerveux moteur qui excite via des nerfs qui partent vers l'arrière, les muscles permettant la nage.

Il y a chez cependant chez ces poissons primitifs quelques innovations :

  • D'une part il peuvent s'approcher ou s'éloigner de ce qu'ils ont perçu selon que ce qui a été perçu est considéré comme utile (de la nourriture) ou dangereux (un prédateur). Il leur faut donc analyser plus finement le signal perçu et pour cela il leur faut insérer un nouveau bout de système nerveux entre le sensitif et le moteur qui permettent l'analyse (en neuro on parle de cognition). Ils ont donc une nouvelle brique C entre S et M. 
  • Autre nouveauté, les poissons ont un sens supplémentaire qui réagit à la vibration (qui est l'ancêtre de l'audition), et une forme de vision. La disposition respective de ces différents organes des sens est dictée par l'environnement. Mais nous y reviendrons. 
  • Dernière nouveauté : le poisson doit être en mouvement permanent pour ne pas couler. Ces mouvements ne nécessitent aucune forme de réflexion et peuvent donc être automatisés sans encombrer leur minuscule centre de la cognition. Ils ont donc une brique permettant les mouvements reflexes (R) juste après le bout de système nerveux moteur volontaire et avant les nerfs qui partent aux muscles. 
Les briques de lego d'un poissons sont donc.

P - S - C - M - R

Continuons d'évoluer pour arriver aux presque nous. Nous sommes des prédateurs, nous comptons principalement sur notre vision et notre audition pour détecter nos proies (à Carrefour par exemple, la vision vous aide à trouver le pot de nutella à 500 gammes en promo à 6 euros alors que le pot de 250 grammes est à 2 euros… Et l'audition vous permet d'entendre la voix suave et raffinée du bateleur de foire vous informant que pendant les 15 prochaines minutes, le pot de 1 kg est en super promo à 15 euros).

Et puis nous sommes des animaux à l'intelligence supérieure capables d'analyser ces informations avec une bonne grosse cognition qui nous fait remarquer que mieux vaut chasser 4 pots à 250 grammes pour 8 euros qu'un seul pot de 1000 grammes à 15 euros.

Et comme toute cette cognition nous a permis d'inventer des abris efficaces contre les chutes d'astéroïdes et les morsures de dinosaures, nous avons également pu améliorer notre centre des automatismes et des réflexes, pour qu'en plus de nous permettre d'adapter notre posture à chaque moment sans y réfléchir, nous soyons également capable de couper le moteur (au sens propre) pour nous accorder du vrai repos… autrement dit, nous avons inventé le sommeil.

Tout ça c'est fort joli mais ça fait plein de briques en plus.

Il nous faut ajouter en avant de la brique perception (P), les briques Olfaction (O), Audition (A), et Vision (V). Et il nous faut une brique reflexe plus complexe avec entre autre du sommeil (S).

Nous sommes donc constitués des briques :

O - A - V - P - C - M - S - R.




C'est super, c'est cool, nous somme super trop bien faits sauf que…. Ça rentre pas. Ah oui parce que j'ai oublié de vous le dire, mais tous ces morceaux successifs de système nerveux ça représente un certain volume et en plus ce volume est fragile. Alors pour le protéger il faut le mettre dans une boîte solide et pour solidifier quelque chose, on a pas grand-chose de mieux que l'os. Et l'os c'est lourd. Alors si on devait avoir une crâne en os contenant de façon linéaire toutes les briques nécessaires à notre fonctionnement, ça nous ferait une tête de 50 à 60 cm de haut. Et ça  nécessiterait beaucoup d'os pour la protéger, et donc ça serait un peu lourd (et puis on aurait des gueules de courgettes).

Mère nature a donc décidé que ce long morceau de cerveau aller gentiment rentrer dans une sphère de 15 centimètres de diamètre grand maximum, et que pour cela il allait  falloir contorsionner un peu le truc.

Alors imaginons la scène : mère nature est assise en tailleur sur son tapis de jeux, dans une main une sphère de 15 centimètres avec un seul trou à la base (le crâne), et dans l'autre un long boudin de cervelle. Elle ferme un œil, sort sa langue qu'elle pince entre les dents, et commence à enfiler avec sa main le boudin dans le trou pour remplir la sphère. Les 15 premiers centimètres passent tout seuls puis ça bute devant. Pour l'instant seuls les parties O-A-V sont rentrées avec O qui bute sur la partie avant de la sphère. Sauf que mère nature en a vu d'autres et elle pousse un peu plus fort. Au début ça écrabouille un peu O (qui en gardera des séquelles), puis le boudin se contorsionne et poursuit sa progression vers le haut, et suit la courbure interne de la sphère. Et comme mère nature continue de forcer, le boudin fini par faire le tour intérieur de la sphère pour revenir vers l'orifice d'entrée.





On se retrouve donc avec O (un peu écrabouillé) qui est proche de la sortie, puis A en arrière, V en arrière et au-dessus , P tout au-dessus, puis C qui prend tout le reste de la place, et M qui commence à rentrer.C'est nettement mieux, mais il reste dans la main de mère nature (et hors de la sphère) S et R. Mère nature inspire un grand coup et force encore un peu (beaucoup). Au début ça lui résiste mais finalement le boudin cède et se fléchit pour faire une sorte de huit (là il faut regarder le dessin).



On se retrouve donc avec O en bas, A en bas en arrière, V en arrière au milieu, S au-dessus en arrière, puis tout le C qui part en bas en avant, M en haut en avant et S et M vers la sortie.



Mère nature est super contente de son ingéniosité et vient fièrement montrer à sa maman son chef d'œuvre en s'écriant comme dans un dessin animé célèbre : We did it ! C'est gagné !

Sauf que comme d'habitude même les plus grands génies se heurtent au mur de la nécessité et là mère nature est légèrement contrariée par la géométrie. Bah oui parce que si O (olfaction) est dans la partie inférieure de la sphère et donc pas trop loin du nez, si A (audition) est en bas en arrière dans une région où on peut facilement coller des oreilles, V (vision) est totalement en arrière. Et mettre des yeux en arrière, pour un prédateur, c'est pas pratique pratique. Surtout que là où elle les avait placé initialement (les yeux), c’est-à-dire devant au-dessus nez, non seulement c'était pratique mais carrément joli pour décorer. Heureusement mère nature n'est pas du genre à s'embarrasser avec des petits détails de rien du tout et elle rajoute de la fillasse entre les yeux (en avant) et le cortex visuel en arrière. Et comme le chemin le plus court c'est de passer par-dessous et sur les côtés, elle rajoute les bandelettes et les radiations optiques.

On commence à être pas mal sauf que du coup les centres reflexes et sommeil se retrouvent presque à la sortie du crâne, juste au-dessus du cou. Bon en même temps là ou ailleurs ça change pas grand-chose sauf que si le crâne est bien solide, à cet endroit-là il devrait normalement être mobile. Et qui dit mobile dit fragile. Et ça ça va pas trop être possible. Du coup tant pis pour la mobilité, elle décide de limiter les mouvements des deux première vertèbres.

Et puis y'a un autre détail qui la chiffonne un peu. La partie la plus importante, la cognition, se retrouve tout en avant. Et en avant c'est pas génial parce que si on calcul mal sa trajectoire et qu'on se laisse emporter par son élan quand on avance, c'est là que ça risque de cogner en premier. C'est pas top de perdre toute forme d'intelligence, juste à cause d'une branche qui traîne comme ça par-là alors qu'on court dans les bois poursuivi par un lapin garou. Il faut donc renforcer le crâne à cet endroit d’où une double couche osseuse et un airbag : les sinus frontaux.

Je pourrais continue comme ça longtemps avec les autres paires crâniennes mais normalement avec tout ça vous devriez avoir suffisamment de vernis neuranatomique pour tenir jusqu'à la bûche.

Je me répète, l'essentiel ,n'est pas la qualité du détail mais le style de votre discours : gardez un air de poète torturé et tout ira bien. Bonne repas set bonnes fêtes.

PS : évidemment j'ai énormément simplifié l'histoire de la morphogénèse. Mais globalement, même si ça peut faire hurler de les embryologistes de voir des choses aussi complexes réduites à une histoire de legos, de boudin et de sphère, cette version est globalement exacte. La grosse impasse se fait sur les noyaux gris centraux et évidemment sur le fait que nous avons deux hémisphères accolés soit "deux boudins". Mais ça c'est une autre histoire.

Si vous voulez en savoir plus, cet article fait partie de la collection suivante :
Neuro Anatomie