12.6.14

Les signes précoces de démence

madness takes it's toll



Le cas clinique de juin 2014 http://etunpeudeneurologie.blogspot.fr/2014/06/cas-clinique-062013-tout-jeune-il-etait.html cause des signes précoce de démence. Et comme c'est un sujet un peu vaste, j'en ai ait un billet ci dessous pour vous résumer les choses.


Avant toute chose, une précision d'importance : la question des signes précoce fait fantasmer tous les spécialistes des démences depuis des années avec des centaines de publications, des tests de complexité croissante (si possible avec le nom de leur créateur) et, les labos qui cherchent à s'engouffrer sur ce qui semble un marché prometteur. Alors comme je ne suis ni spécialiste des démences, ni créateur de tests, ni labo, l'approche que je vous propose est beaucoup plus terre-à-terre.
Pour faire simple, être dément signifie perdre sa cohérence externe. D'après mon expérience infinie, cette phrase a déjà provoqué chez certains d'entre vous l'élévation lente et majestueuse d'un sourcil, donc je vais être plus précis. La cohérence comporte un versant interne et un versant externe. La cohérence interne signifie agir au mieux de ses besoins fondamentaux (alimentation, élimination, reproduction, sécurité). La cohérence externe signifie assouvir ces besoins en respectant les règles sociales (encore appelé vernis social), parce que si vous ne respectez pas ces règles, il est très peu probable qui vous puisiez assurer vos besoins. Dit autrement, si vous tapez tout le monde, tout le monde vous tapera dessus, et comme tout le monde est une quantité plus importante que vous, vous allez perdre.

Il y a plusieurs façons, non exclusives, de perdre cette cohérence externe. Voici un petit catalogue des atteintes possibles et des signes précoces :

Vous pouvez ne plus déchiffrer votre environnement - c'est le registre des agnosies - dont :

- Ne plus comprendre le sens de ce que l'on vous dit. La forme évoluée est la démence sémantique, la forme précoce est la perte des registres de langue comme par exemple le second degré, l'humour, l'ironie, le cynisme etc. En pratique, cela donne des individus qui à la question "comment ça va ?" vous débitent toute leur vie ou leur traitement. A la phrase "j'ai eu du mal à me garer ce matin" vous indiquent toutes les places disponibles ou astuce pour trouver un parking. Ou en encore à la phrase "hmm ce poulet est trop bon" alors que c'est de la bouillasse de self, vous expliquent que cette nourriture est de mauvaise qualité et se lancent dans les détails de la filière avicole européenne.

-Ne plus comprendre le sens de ce que l'on ne vous dit pas. Plus subtile. La communication entre humains, fait appel à de la communication verbale et de la communication non-verbale. La seconde, tout comme la première, fait appel à une grammaire, cependant, cette grammaire est implicite. Si vous et moi discutons, nous devons respecter une certaine distance physique entre nous, variable selon notre inutilité. Si je vous parle et que vous tapotez, regardez votre montre, trépignez, il est probable que je vous prends la tête. La forme évoluée et celle du frontal désinhibé qui vous saute dessus. La forme précoce est celle des patients qui n'en finissent pas de ne pas quitter votre bureau, ceux qui vous parlent sur le ton de la confidence alors que vous ne le connaissez pas plus que ça, ou encore qui vous parlent d'eux alors qu'à l'évidence, vous avez autre chose à faire.

- Dans les formes très précoces, le lobe frontal, qui passe un temps non-négligeable à s'auto analyser, peut percevoir les deux anomalies précédentes. Cela donne lieu à des réactions de sur compensation. En ce qui concerne le langage, ça aboutit à une logorrhée peu informative. Le frontal essaie de vous noyer sous l'information pour éviter que vous ne puissiez en émettre en retour. En ce qui concerne le langage non-verbal, ça aboutit à des tentatives d'hyper maîtrise de soi : diminution drastique des mouvements spontanés, attention excessive au style vestimentaire. En gros, ça donne des gens tirés à quatre épingles, joyeux comme des portes de prisons, qui parlent lentement et qui son mal à l'aise si vous vous agitez autour d'eux. Prenez l'image du vieux militaire ou de la vieille nounou et vous ne serez pas loin.

Vous pouvez déchiffrer votre environnement, mais ne pas être capable de vous adapter à la situation. C'est l'immense registre des démences frontales. Classiquement, les patients ont l'impression que le monde va trop vite, trop loin, trop fort. En général, la réaction de défense consiste en un retrait sur soi, la critique facile et systématique de toute forme de nouveauté. L'image est celle du misanthrope ou du phobique social : pensez à tatie Danielle. Cela peut se limiter à ça, ou, comme dans le cas précédent, donner lieu à une surcompensation. C'est les cas les plus difficiles, car comme vous allez le voir, la limite entre le normal et l'anormal est très floue. Dans la surcompensation, les patients essaient d'adapter l'univers à leur handicap. Il y a une nouvelle technologie ? Interdisons la. Il y a une nouvelle mode, ben interdisons là aussi. Les gens ne respectent plus, ben interdisons les gens, ou faisons appel à des autorités morales supérieures comme une religion établie, une nouvelle religion si les anciennes ne suffisent pas, les auteurs classiques, ou les traditions ancestrales. Le gros problème est que ces comportements sont très fréquents chez des individus parfaitement normaux, pour des raisons culturelles ou éducatives, etc.En politique on parle d'un comportement conservateur et il y a plein de jeunes conservateurs. Pour différencier les deux, le point essentiel est la notion de rupture par rapport à la personnalité antérieure.

Vous pouvez enfin analyser correctement, déchiffrer correctement, mais ne pouvoir agir. C'est le registre des apraxies. C'est là qu'on trouve le mythe des lunettes rangées dans le frigo. Du coup rassurez-vous, ce geste particulier n'en fait pas partie. Ne pas pouvoir agir implique la perplexité devant l'action à entreprendre. Donc ranger par erreur la glace au frigo au lieu du congélateur ça peut arriver à tout le monde, mais être glace en main sans savoir où la ranger est plus problématique.

Et la mémoire dans tout ça ? Vous avez remarqué que je n'ai pas abordé cette question. La mémoire, c'est ce qu'il y a de plus complexe car celle est transversale. Vous en avez besoin pour déchiffrer, analyser et agir. Donc les signes précoces de mémoire défaillante peuvent mimer toutes les atteintes précédentes.

Pour finir, quelques précisions essentielles pour ne pas comprendre de travers ce que vous venez de lire :

-Pour perdre quelque chose, encore faut-il l'avoir acquis. L'acquisition, c'est l'éducation. C'est pour cela qu'un individu non éduqué, ou évoluant dans un milieu socio-culturel qui n'est pas le sien (vous par exemple si vous visitez le japon) peut présenter tous ces symptômes sans être dément.

- Pour rester cohérents, votre cerveau doit être dans un état d'équilibre homéostatique. C'est pour ça que dans un situation d'agression physique, on ne parle pas de démence, mais de confusion (confusion fébrile, alcoolisation aigue, etc.). C'est pour ça aussi qu'on parle de pseudo-démence de la dépression (carence en sérotonine), pseudo-démence parkinsonienne (carence en dopamine), ou encore que les neurologues parlent de pseudo-démence en cas de réactions de type démentiel dans les contextes de stress (peur, anxiété, deuil, etc.)

-Dernier point, aucun de ces symptômes n'a de valeur prise isolement. Seule leur apparition, association et aggravation sont un signe d'alerte.

Si vous voulez en savoir plus, cet article fait partie de la collection suivante :
Démences et troubles du jugement