>>> si vous ne savez pas comment explorer le blog, essayez cet index

3.12.13

Les stats simples pour comprendre ce que l'on oublie de vous dire

- We've got to get out of this trap... Before this decadence saps our wills -


Vous en êtes friand alors commençons par une analogie débile : le rasoir 15 lames. Avant j'avais un rasoir 14 lames, mais la pub m'a convaincu d'investir dans un rasoir 15 lames.

D'une part parce qu'avec son manche en plastique noir rehaussé de peinture métallisée il est beaucoup plus beau que l'ancien, et d'autre part parce qu'avec  ses 15 lames il coupe vachement mieux les poils.

En plus il laisse la peau douce, ce qui est très agréable lorsque je dois, comme le préconise la pub, me coller un coup de poing dans la mandibule en souriant.

Comparons donc le 15 lames au 14 lames.



Avec mon 14 lames, selon mon niveau de réveil, je me rase comme il faut une fois sur deux.

Avec mon 15 lames, la première fois que je l'utilise, j'appuie trop fort, je m'arrache la peau et je saigne (en plus comme je mets de l'alcool dessus, ça fait un mal de chien).

La deuxième fois, j'ai peur, je n'appuie pas assez, et 15 lames ou pas, je ne suis pas rasé du tout.

La troisième fois, j'ai bon et c'est mieux que mon rasoir 14 lames.

Et la quatrième, le piège, l'excès de confiance, je me recoupe (mais moins que la première fois quand même).

Bilan de courses sur 4 essais :
  • je me suis bien rasé 3 fois dont 2 fois au point de saigner
  • je me suis moins bien rasé 1 fois
Comparé au rasage de mon 14 lames :
  • avec l'ancien, j'étais bien rasé 1 fois sur 2, soit 2 fois sur 4
  • donc avec le nouveau je gagne 1 meilleur rasage (3 fois sur 4) et je perds 1 fois (mauvais rasage)
  • et surtout je saigne 2 fois, là ou avant je ne saignais pas !
En, pourcentage ça donne quoi :

- mon gain réel est de 1 bon rasage en plus par rapport à avant (3 fois sur 4 versus 2 fois sur 4) soit un gain de 1 sur 4 soit 0,25 soit en pourcentage 25%.

Quelqu'un de normal n'irait pas plus loin. Mais 25 % c'est un peu nase comme chiffre, et le vendeur de rasoirs va me présenter les choses différemment :

Monsieur QFFWFFQ, vous raisonnez mal, mais heureusement, je suis là. Il ne faut pas compter dans vos stats tous les jours, faut compter juste ceux où vous vous rasiez correctement et voir comment mon rasoir améliore les choses.

Vous disiez, vous raser correctement 2 fois sur 4. Donc vous aviez 2 bons rasages et maintenant vous en avez 3, donc votre gain relatif est de 1 soit 50 % (1 est la moitié de... 2 donc quand on passe de 2 à 3, on gagne la moitié de la valeur initiale, soit 50 %).

Waouh m'exclame-je. Désolé monsieur le vendeur, je suis vraiment débile, je pensais gagner 25% et je gagne 50%, oh la la, si seulement vous pouviez vous occuper de mes primes, qu'est-ce que ça irait mieux.

Mais en fait, si on y réfléchit bien, seul mon gain réel est important pour moi, et pour être exact, une autre façon de se poser la question de l'efficacité du rasoir à 15 lames est :

- combien de fois dois-je me raser pour faire mieux qu'avant ? Si mon gain réel est de 1 sur 4, la réponse est 4 : je dois me raser 4 fois, pour qu'un de ces rasages soit meilleur qu'avant.

Et poussons le concept. Sur cette période de 4 jours, j'ai quand même saigné 2 fois sur 4 soit 1 fois sur 2. Si je me pose la question : combien de fois dois-je me raser pour faire moins bien qu'avant, la réponse est 2.

En conclusion, sur cette période de 4 essais, mon nouveau rasoir, comparé au précédent, a été meilleur 1 fois sur 4 et plus mauvais 1 fois sur 2.... Au total, je suis perdant.

Si vous avez bien compris ces problèmes essentiels, voyants comment les statisticiens nomment ces valeurs.
  • la probabilité d'atteindre mon objectif (meilleur rasage) se nomme RISQUE !
  • la probabilité d'atteindre cet objectif au cours des 4 essais (ici, 25 %) est le RISQUE ABSOLU.
  • la probabilité d'atteindre cet objectif en se comparant uniquement aux résultats positifs antérieurs (ici, 50 %) est le RISQUE RELATIF.
  • dire qu'en fait, il me faut 4 essais pour que 1 soit meilleur, c'est-à-dire que si je tente 4 fois ma chance, il y en a une de faire mieux qu'avant, se nomme le NOMBRE NÉCESSAIRE ou NN. Dans le cas d'un traitement, on parlera de nombre nécessaire à traiter ou NNT.
  • la même notion mais avec le risque de coupure, est le nombre nécessaire pour se blesser (to harm en anglais) soit le NNH.
Vous avez suivi, vous n'êtes pas mort, vous ne bavez pas, pris de convulsions dans un angle de la pièce ? On peut alors passer à un cas concret, le DABIGATRAN !

Le DABIGATRAN est un inhibiteur direct de la thrombine. Son étude princeps se nomme RE-LY dont les résultats ont été publiés là :
http://www.nejm.org/doi/full/10.1056/NEJMoa0905561
Dabigatran versus Warfarin in Patients with Atrial Fibrillation - n engl j med 361;12 nejm.org september 17, 2009

Commentés dans la même revue ici (accès libre) :
http://www.nejm.org/doi/full/10.1056/NEJMe0906886
Can We Rely on RE-LY? - N Engl J Med 2009; 361:1200-1202

Et critiqués dans la correspondance que suivante:
http://www.nejm.org/doi/full/10.1056/NEJMc0909962

Mais revenons-en à ce qui nous intéresse ici, c'est-à-dire les stats pour les nuls. Vous n'êtes pas PUPH pilier de congrès avec une carte de miles aérien remplie au max et lorsque le labo vous montrent cette étude pour vous convaincre que son produit est bon.... Vous vous dites que le New England Journal Of Medecine ce n'est pas un journal municipal, alors les chiffres présentés doivent être justes.

Et ils le sont !...Mais toute la question est de savoir comment ils sont présentés !

Revoyons les ensembles : RE LY présente les résultats de 15 objectifs distincts après une période de deux ans pendant laquelle les patients prenaient soit de la WARFARINE (COUMADINE) soit du DABIGATRAN (110mg ou 150mg). L'objectif primaire étant la survenue d'AVC (Lesquels ? Mystère...) ou d'embolie (Laquelle ? Idem...).

Mon objectif étant de parler des stats et des biais de présentation, je ne vais pas vous infliger les 15 paramètres avec les deux dosages mais seulement les résultats de ceux dont va vous parler le labo.

Le risque d'AVC ou d'embolie systémique : - 33%
Le risque d'hémorragie intracrânienne : - 59%
Le risque d'AVC hémorragique : - 73%

Ça impressionne hein ? On se sent criminel rien qu'à l'idée de pas en mettre ! Mais décortiquons ces chiffres :
  • Le risque d'AVC ou d'embolie systémique : 134 patients sur les 6 076 sous DABIGATRAN ont présenté cet événement, contre 199 sur les 6 022 sous WARFARINE soit une réduction du RISQUE RELATIF de 33 % , une RÉDUCTION DU RISQUE ABSOLU de... 1% ou encore, la nécessite de traiter 91 patients pour que 1 évite ce risque.
  • Pour les hémorragies intra crâniennes : 36 sous DABIGATRAN, 87 sous WARFARINE soit une réduction du risque relatif de 59%, une réduction du risque absolu de 0,9% et un NNT de 118
  • Pour l'AVC hémorragique : 12 patients sur les 6076 sous DABIGATRAN et 45 sur les 6022 du groupe WARFARINE soit une réduction du risque relatif de 73% , une réduction du risque absolu de...0,5% ou encore, la nécessite de traiter 182 patients pour éviter 1 fois ce risque
Résumons-nous :
  • Quand le labo vous dit -33% il faut comprendre -1%
  • Quand le labo vous dit -59% il faut comprendre -0,9%
  • Quand il vous dit -73% il faut comprendre -0,5%
Et en terme de coût :
  • Le coût journalier de la WARFARINE est de 0,2 euro sans compter les INR, +/- le prélèvement par une IDE à domicile. Tous frais inclus, le traitement revient à 12,5 euros/mois soit 300 euros sur deux ans.
  • Le coût journalier du DABIGATRAN est de 2,52 euros, soit par mois 75,78 et sur deux ans 1818,72
  • Le différentiel sur deux ans est donc de 1518 euros.
Vous vous souvenez des NNT, c'est là qu'ils sont le plus amusant ! le NNT pour éviter 1 AVC hémorragique est de 118, cela veut dire qu'il faut donner du DABOIGATRAN à la place de la WARFARINE à 118 patients pour éviter 1 AVC hémorragique. Le coût de cet évitement est donc de 118 x 1518 euros = 179124 euros.

Et là j'entends déjà ceux qui me disent, mais c'est n'importe quoi de raisonner comme ça, si QFFWFFQ avait pris le temps de lire ce document de l'HAS page 22
http://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2009-02/rapport_inr_2009-02-11_11-34-20_386.pdf
il saurait que le coût des AVK ne se résume pas à celui de leur utilisation, mais aussi à celui de leurs effets secondaire potentiellement graves ! HAN ! INCULTE !

Et en plus, QFFWFFQ, vous êtes bien gentil (et inculte, on maintient) , mais même si une seule vie devait être sauvée, nous médecins nous devons lutter pour elle, peu importe le coût....

CERTES, mais voyons que dit l'étude :

Au milieu des chiffres se cache un autre paramètre, le net clinical benefit outcome, soit en français, "finalement à quoi ça sert....Et est-ce que sous DABIGATRAN il y a eu moins d'événement indésirable que sous WARFARINE ?

L'étude donne 844 événements indésirables parmi les 6 076 patients sous DABIGATRAN versus 832 dans le groupe WARFARINE soit une AUGMENTATION du risque relatif de 0,5% et une augmentation du risque absolu de 0,1% ce qui, avec les paramètres choisis n'est pas significatif.... Vous avez bien compris, ça ne sert a rien mais le labo transforme ça, en "notre molécule n'est pas significativement inférieure" à la WARFARINE....

Et puisque nous en sommes là, grattons un peu plus sous la surface.

 Le DABIGATRAN n'est pas INFÉRIEUR à la WARFARINE dans CETTE étude mais, dans la vie réelle ? Oui celle avec des vrais gens ? Celle où les patients sous AVK ne sont pas observant, ne se surveillent pas, ont des INR complètement irreguliers etc...

Cette même vie où bien entendu le DABIGATRAN n'est prescrit que dans son AMM que vous trouverez là http://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2013-07/fs_bum_naco_v5.pdf

Et pour celle spécifique du DABIGATRAN ici :http://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2012-03/pradaxa_15022012_avis_ct10749.pdf

Et bien, je vous souhaite bonne chance pour trouver des patients qui ont ces critères ! Vous en connaissez beaucoup, vous des patients :
- Qui ont au moins un des facteurs de risque cardiovasculaires (voir la fiche)
- Mais avec une clairance de la créatinine > 30mL/min selon Cockcroft (et Gault pour la petite touche française)... ah, vous le saviez pas ?, le MDRD ou DFG ou les autres formules de calcul de la clairance ne marchent pas !
- Chez qui les AVK ont été un échec malgré une bonne surveillance et un bon régime
Oui ? Sûr ? Moi aussi, pas beaucoup, par contre qui en plus n'ont pas de facteur de risque de saignement, c'est-à-dire un poids < 60 kf et un âge > à 75 ans... Là je n’en ai presque aucun !

NB remarquez au passage l'humour de l'HAS qui donne comme critère d'indication possible un âge > à 75 ans tout en le contre-indiquant chez les sujets de plus de... 75 ans.

Mais alors, QFFWFFQ serait devenu PRESCRIEN ! (en l'écrivant je comprends enfin le jeu de mots avec PRESCRIT RIEN, je suis lent parfois).

ET BIEN NON, parce que justement, depuis que les NACo sont sortis, j'ai été confronté à 3 cas où ils m'ont été très utiles, et pour ces trois patients, des vrais gens, avec des vraies familles, de vrais projets, j'ai été bien content de leur proposer cette molécule. Trois patients, sur beaucoup, mais pour eux, ça a tout changé.

En conclusion :

Les stats on ne leur fait pas dire ce que l'on veut mais on peut présenter les mêmes données de façon plus ou moins optimiste
Même si vous n'y connaissez rien en stats, personne ne vous empêche de demander au labo quelle est la réduction du risque absolu d'une molécule sur un risque.
Une efficacité statistique, n'est pas synonyme d'efficacité thérapeutique et encore moins économique
Il fait comparer des choses comparables
Il existe toujours des cas où l'EBM ne vous aidera pas


Si vous voulez en savoir plus, cet article fait partie de la collection suivante :
Stats et aux maths