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19.1.18

Apprendre grâce à un tapis IKEA sur pattes



En médecine il y a ce que l'on apprend dans les livres, ce que l'on apprend dans les cours, les staffs, les réunions, les congrès, ce que l'on apprend pour rien pour l'examen classant national, ce que l'on apprend de la réalité, ce que l'on apprend de ses succès, ce que l'on apprend de ses erreurs… et il y a autre chose. Il y a ce que l'on apprend d'un implicite explicite. Quelque chose qui n'est jamais dit, mais qu'il n'est même pas envisageable de ne pas savoir. Les anglais classent ça dans le black cursus. En français c'est ce que l'on dit apprendre par le compagnonnage avec nos chefs. Voilà ce que moi, externe j'ai, appris avec une professeur de chirurgie digestive, et comment ce savoir m'est encore utile des années plus tard.
Il y'a quelque temps, une famille mécontente de notre absence complète de communication avec elle, a demandé et obtenu le dossier médical de leur proche, et découvert que le proche en question les haïssait et nous avait interdit de leur parler.

Comme je ne peux pas vous donner les détails de cette histoire, en voilà une autre, quasi identique, où sans rien me dire, un chirurgien digestif m'a beaucoup appris.

L'histoire est brève.

Dans une chambre seule, il y a madame X. Madame X a un cancer en phase terminale. Mon chef (bigProfesseurDesUniversitésPraticienHospitalier ou BigPUPH pour les intimes) qui ne peut plus rien pour elle, passe la voir avec les externes tous les matins, et prend le temps de discuter des petits rien du quotidien.

Un jour, un assistant lui demande s'il peut nous (les externes) emprunter (les externes sont du mobilier que l'on peut prêter) parce qu'il va faire un truc super génial au bloc. BigPUPH refuse en lui expliquant très gentiment que la chirurgie peut s'apprendre plus tard, alors que comprendre que même un BigPUPH de chirurgie doit accompagner ceux qui vont mourir n'est visiblement pas une évidence même après quelques années d'hôpital.

L'assistant, ayant vaguement compris le sous-texte du message, disparait au bloc.

Madame X est une femme seule. Elle a comme unique famille deux sœurs. Elle les hait. Vraiment. Elle les hait parce qu'elles ont eu des histoires de famille en raison du gros patrimoine de madame X. Madame X a donc été très claire. Elle a interdit à qui que ce soit de discuter de son état de santé avec sa famille. BigPUPH a par conséquent toujours refusé de leur dire quoi que ce soit à part bonjour et au revoir, malgré des reproches de plus en plus vifs.

Il faut également savoir que madame X avait un chien. Un gros chien. Le genre de machin avec des poils et de la bave de partout. Un croisement improbable entre un veau et un tapis à franges IKEA.

Lorsque madame X a commencé à ne plus pouvoir parler, sa dernière demande a été de voir son chien.

BigPUPH a dit oui. Il a demandé à l'équipe infirmière et aide-soignante si elles acceptaient de faire le ménage après les passage de la bête. L'équipe a tout de suite accepté vu le contexte particulier. En disant ça j'enjolive un peu l'histoire car une des infirmières a refusé et écrit à la DirectionDeJeSaisPasQuoi, qui a écrit à BigPUPH pour lui dire que c'était hors de question.

BigPUPH a écouté avec son flegme habituel (c'était un homme étonnamment doux), et a fait chercher le chien qu'il a lui-même pris en laisse pour lui faire traverser le hall puis le service.

Madame X, et c'est une des choses les plus étonnantes que j'avais vu jusque-là, pendant un bref moment est redevenue normale, joyeuse, vive, les larmes aux yeux, pleine de joie.

Puis elle est décédée.

BigPUPH nous (les externes) a confié le chien pour le sortir de l'hôpital et le remettre à celui qui l'avait amené. Sur le trajet on a rencontré un directeur. Il nous a défoncé la tête. Pour s'en sortir on a appelé BigPUPH à l'aide pour nous sauver.

BigPUPH a demandé calmement et avec une voix très douce quel était le problème.

Ce jour-là j'ai appris qu'il existait une façon de poser une question avec une voix douce qui fait répondre à celui qui est interrogé qu'il n'y a aucun problème.

Et puis la famille (les deux sœurs) est venue. Elle n'ont eu aucune explication conformément aux souhaits de madame X. Mais elles ont appris pour le chien. Elles ont alors interpellé au milieu du couloir BigPUPH, en lui demandant pourquoi elles avaient moins de droits qu'un chien.

Ce jour-là j'ai également appris qu'un regard très doux, sons colère ni agressivité, maintenu suffisamment longtemps, pouvait faire baisser les yeux et faire taire quelqu'un d'agressif.

On est d'accord que la famille n'a peut-être rien compris, ou trop compris. Mais dans cette histoire, ce que moi j'ai appris c'est que parfois on peut être fier de se faire taper dessus par les administratifs et les familles.



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