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1.6.17

Agnosie de l'Empan Cognitif (le truc que tout le monde doit connaître)



Le billet qui va suivre est une tentative de discuter d'une forme de handicap qui nous touche tous (non ce n'est pas antinomique vous allez voir). C'est quelque chose qui est difficile à comprendre mais qui est très utile une fois compris, aussi bien pour les médicaux que pour toute personne qui interagit avec des… humains. Cet handicap est l'agnosie de l'empan cognitif. Je suis hyper fier du terme parce que c'est le meilleur résumé que j'ai jamais inventé, à la fois bref, impénétrable et avec une petite teinte de neurologie du XIXe siècle. Si 'j'avais réussi à trouver un adjectif qualificatif allemand j'aurais été comblé. Plus sérieusement vous allez voir que ce n’est pas si compliqué.



Commençons par un bref rappel de sémiologie neurologique :
  • Une agnosie (avec le préfixe privatif "a" et le suffixe "gnosie "connaître") et au sens stricte un trouble de la reconnaissance des informations sensorielles dû à une lésion cérébrale. C'est en soi un concept assez abstrait quand on n'a pas fait de clinique. Ça correspond à l'impossibilité pour un patient de percevoir quelque chose. Une forme simple d'agnosie est l’anesthésie de la peau après un accident vasculaire cérébral où le patient ne sent pas qu'on le touche, alors que ses nerfs sensitifs fonctionnent parfaitement. Une forme plus élaborée est la négligence (au sens neurologique du terme) où un patient ne se rend pas compte qu'un de ses membres paralysé (un bras par exemple) est… paralysé. Quand on demande au patient de bouger (en applaudissant par exemple), son bras lésé reste immobile (puisqu'il est plégique) mais le patient est persuadé du contraire et nie la réalité (du coup il applaudit à une seule main sans que cela ne le perturbe). Une forme très élaborée est la cécité corticale  où le patient est aveugle et le nie. Ces trois exemples correspondent à la définition stricte de l'agnosie. Dans sa version étendue, l'agnosie est également le phénomène qui fait que vous ne voyez pas votre nez en permanence, ou que vous ne percevez pas les taches aveugles de votre champ de vision. Dans le cas qui nous intéresse, le terme agnosie est utilisé dans sa définition étendue : l'impossibilité de percevoir son empan cognitif. Du coup il reste à définir les termes d'empan et de cognition. 
  • Un empan est une ancienne unité de longueur (qui va, main ouverte, du bout du pouce, au bout du cinquième doigt). Notons que plus personne n'utilise cette unité de mesure depuis le XVIIIe siècle, sauf les neuropsychologues qui ont visiblement beaucoup de mal à évoluer (ceci est un troll gratuit). En neuropsycho, l'empan est la quantité d'informations que vous pouvez retenir et stocker dans la mémoire à court terme. De façon empirique (et fausse) on dit qu'un adulte normal d'âge moyen à un empan supérieur à 7, ce qui signifie que si je vous demande comme ça sans vous prévenir de retenir sept mots, vous devez y arriver sans problème. Là encore, ceci est une définition restreinte, et c'est la seule admise en neuropyscho (mais bon, quand on en est à taper dans le stock des mots inusités pour nommer ses concepts, on n'a pas trop de leçons à donner aux autres). Dans sa définition élargie, l'empan est une quantité de tâches ou processus cognitifs.
  • Reste à définir la cognition. Si vous y arrivez, vous pouvez raisonnablement prétendre au prix Nobel de médecine. Ici on va se contenter d'une définition très restreinte (et donc incomplète et approximative) : la cognition correspond à l'ensemble des processus corticaux impliqués dans l'analyse de l'environnement, la compréhension et la prise de décision.  
Reste à mettre tout ça ensemble.

Votre empan cognitif est la quantité de processus corticaux impliqués dans l'analyse, la compréhension et la décision (la quantité de "pensée") que vous possédez. L'agnosie de l'empan cognitif est votre inaptitude à percevoir la quantité de processus cognitifs  que vous mettez en œuvre à chaque instant.

Pour le dire autrement, contrairement à un PC sous Windows où lorsque vous appuyez sur ctrl + alt + sup vous avez un gestionnaire d tâche qui vous indique le nombre d'applications, de processus et de services actif, ainsi que leur consommation en ressources, le cerveau humain n'a pas la possibilité de savoir ce qu'il fait à un instant donné, ni réellement d'en analyser la qualité.

Pour le dire encore plus simplement : vous êtes incapable d'évaluer vos capacités intellectuelles.

Ceci ne veut évidemment pas dire que vous ne pouvez pas vous comparer aux autres sur certains points spécifiques, ni que vous êtes incapable  d'admettre que certains sont meilleurs que vous ou plu mauvais que vous. Mais de la même façon qu'un daltonien qui ne perçoit pas le rouge peut le comprendre sans pour autant que cette compréhension ne lui permette d'imaginer ce que peut être le rouge, vous ne pouvez pas évaluer vous-même l'étendue ou les limites de vos capacités cognitives.

Bon tout ça c'est très rigolo, mais en pratique qu'est-ce que ça change de le savoir ?

D'abord, même si c'est le moins important,  ça va peut-être vous permettre de moins stresser quand on vous fait passer un test plus ou moins sérieux d'intelligence ou d'aptitudes ! Parce dites-vous bien que si vous ne pouvez percevoir vous-même l'étendue de votre intellect, aucun humain ne le peut ni pour lui-même, ni pour les autres, et ce que ce soit avec ou sans l'aide de tests cognitifs, d'imagerie, de cartomancie en couleur ou de tests de magazines de salle d'attente. Le mieux que l'on sache faire actuellement, c'est évaluer dans des situations totalement artificielles et maitrisées, les capacités relatives d'un individu par rapport à un groupe, à effectuer une seule tache en fonction d'un nombre limité d'informations.

Mais ça, ce n'est pas le plus important. Le plus important c'est ce qui se passe dans la relation de soin et par extension dans toutes nos relations sociales.

Avant cela, faisant une nouvelle fois (par rapport à l'habitude prise dans ce blog), un détour par la science-fiction. D'une part ça vous permettra de souffler un peu après toutes les infos qui précèdent, et d'autre part ça me permettra d'introduire la suite de mon article.

En général, quad je fais référence à la littérature SF, je cite préférentiellement le dernier bouquin que j'ai lu ou relu. En ce moment c'est la trilogie de l'œcumène d'or, du coup, si vous lisez ce que j'écris par ailleurs sur twitter, vous risquez de croire que je suis monomaniaque avec ce livre. Ce n'est pas le cas, mais vous allez voir qu'ici il sert particulièrement bien mon propos.

Je ne vais pas vous présenter l'univers car dans cette trilogie, le premier tome est uniquement dévolu à cette tâche. Pour ce qui nous intéresse, sachez simplement que dans le futur décrit dans ce livre, toute la pensée d'un individu peut se manipuler comme un fichier informatique. Il est donc possible de transférer sa pensée (et sa conscience) dans un autre corps ou une machine, de dupliquer cette pensée pour créer des clones qui penseront être l'original, de copier puis modifier cette pensée pour créer des variantes autonomes de vous-même , ou encore de fusionner deux ou plusieurs pensées pour créer un nouvel individu qui sera la somme des deux anciens. Bref c'est de la vrai et pure SF.

Un des héros, pour des raisons qui n'ont aucune importance, crée un double de lui-même et le partage avec son meilleur pote. Le problème c'est que son meilleur pote, après la fusion, pense être la version originale du héros (et par conséquent que le héros est la copie). Il n'en démord pas. Dans cet univers, la législation permet de certifier à l'original qu'il l'est, mais sa copie ne l'accepte pas et conteste cette certification en justice. Ce qui ne change pas dans cet univers si on le compare au notre, c'est que les avocats sont hors de prix. Du coup, le fait d'entamer et poursuivre une procédure judiciaire coûte au plaignant un bras. Et ici il faut l'entendre au sens propre : il en arrive à devoir vendre ses organes pour se payer son avocat. Son combat est perdu d'avance, mais il insiste et il en arrive au point où il ne dispose plus des moyens financiers nécessaire pour se payer un corps. Son esprit est donc stocké dans l'équivalent d'un serveur virtuel. Malgré cet état, il continue son combat judiciaire pour se faire reconnaitre comme étant la version originale du héros. N'ayant plus rien à vendre pour payer la procédure, il monnaye la taille du serveur qui héberge sa pensée. Cela lui permet de récupérer quelques moyens financiers, mais cela se fait au prix d'une perte définitive de pans entiers de son intellect, de ses souvenirs, de sa pensée. A la fin de son aventure, il a tout vendu. Il n'est plus rien à part un souvenir unique : celui de porter le nom du héros.

Ce petit détour par la SF, illustre ce que j'ai essayé de décrire par l'agnosie à la réduction de son empan cognitif. Le pote du héros, réduit sa pensée, mais comme cette perte se fait par en vendant le souvenir de ce qu'il a été, il ne s'en rend pas compte et pense être toujours le même.

Si on revient à la froide réalité, il existe au quotidien, un nombre incalculable de situations plus ou moins pathologiques où nous sommes nous aussi confrontés à cette agnosie de la réduction de notre empan.  

Si je prends mon exemple, je suis devenu totalement incapable d'effectuer des calculs complexes de tête, et pour certains, j'en suis également incapable à l'écrit. Quand je dis que j'en suis incapable, cela ne signifie pas simplement qu'il me faut un livre de maths pour pouvoir les faire, cela signifie que même avec un livre de maths sous les yeux, la logique qui sous-tend ces calculs m'est inaccessible alors que bon, je me suis quand même tapé pas mal de maths dans ma vie. Cette perte de capacité je ne m'en rends compte que lorsque je suis confronté à un problème de maths. Cela veut dire qu'au quotidien je ne perçois pas cette perte, et (et c'est en ça que c'est une agnosie), même devant le bouquin de math, je ne perçois pas ce qui me manque. Je constate que je ne sais pas faire, je me souviens que je savais faire, mais je ne perçois pas qu'il me manque quelque chose ou que je serais "amoindri". Evidemment l'exemple que je viens de vous donner est hyper répandu, et peu d'adultes seraient capable de repasser leurs examens, y compris celui du permis de conduire. Et évidemment cet exemple n'est pas pathologique (non je ne dis pas ça pour me rassurer).

L'exemple précédent a une autre caractéristique : il n'est pas responsable d'un handicap. Par contre dans d’autres situations que la mienne, cette agnosie de la perte crée des handicaps fonctionnels et sociaux biens réels.

On peut citer en vrac le cas des gens qui sont devenus illettrés (dans la définition : personne qui a été scolarisée mais dont la maîtrise de la lecture ou de l'écriture a été perdue), le cas d'un nombre important de gens de plus de 50 ans qui ne trouvent pas un emploi même s'il décrochent un entretien parce que leurs talents (au sens de "skill") n'est plus à la hauteur de ce qu'ils pensent être, le cas de sujets âgés non déments qui ne sont plus capable de se débrouiller seuls dans le maquis administratifs, en particulier si cela implique d'utiliser des outils numériques, ou encore la cas intermédiaire entre normalité et pathologie, des sujets toxicomanes, qui pensent s'en sortir et pouvoir reprendre une vie normale s'ils le souhaitent alors que leur cerveau n'en est plus capable.

A cette série d'exemples physiologiques, on peut rajouter toutes les pathologies possibles et imaginables qui altèrent le jugement, avec par définition, un sur représentation des pathologies neurologiques et psychiatriques.

Si vous êtes arrivés jusqu'ici, faites une pause, prenez un thé, dégourdissez-vous les jambes, et revenez un peu plus tard pour attaquer la partie sur les conséquences pratiques de tout ce que je viens de vous dire. 

Vous êtes revenus ? Parfait on continue. 

On commence par une petite mise en situation : vous avez devant vous un patient victime d'un alcoolisme chronique qui malgré un état d'hygiène déplorable, des accidents de bagnole à répétition, et un interdit bancaire, vous assure que tout va bien, qu'il maîtrise parfaitement sa consommation d'alcool, qu'il ne boit d'ailleurs pas tant que ça, et qu'il va s'en sortir. Partons également du principe que vous-même n'êtes pas Mme Michu, et que vous savez que l'alcoolisme est une maladie et que les alcooliques ne font pas exprès de ne pas s'en sortir seuls par un simple effort de volonté.
Dans cette situation que faites-vous ? Moi j'en sais rien, et rassurez-vous, s'il existait une conduite à tenir universelle et efficace pour aider ces personnes ça se saurait depuis longtemps.
  • Vous pouvez essayer de raisonner la personne alcoolique, mais d'expérience, ça ne marche pas génial. 
  • Vous pouvez utiliser d'un argument d'autorité ou tenter le culpabiliser, mais alors là je vous certifie l'échec. 
  • Vous pouvez essayer les soins sous contraintes, mais là encore le résultat est en général minable.
  • Vous pouvez aussi être dans l'empathie extrême, mais j'en connais plein qui se sont bousillés eux-mêmes en essayant de sauver autrui. 
  • Enfin vous pouvez vous montrer totalement indifférent, mais ça ne vas aider l'alcoolique, et votre conscience risque d'ne prendre un coup. 
Dans le cas des pertes d'empan cognitif le problème est exactement le même avec en bonus l'absence d'outils pour quantifier le niveau de perte et l'importance du handicap secondaire.

Prenons un exemple bien polémique pour réveiller ceux d'entre vous qui somnolent. Il y a quelque temps (2013), notre président de la République, alors ministre de l'économie, avait déclaré ceci :
"Dans les sociétés dans mes dossiers, il y a la société Gad : il y a dans cet abattoir une majorité de femmes, il y en a qui sont pour beaucoup illettrées ! On leur explique qu'elles n’ont plus d’avenir à Gad et qu’elles doivent aller travailler à 60 km ! Ces gens n'ont pas le permis ! On va leur dire quoi ? Il faut payer 1.500 euros et attendre un an ? Voilà, ça ce sont des réformes du quotidien, qui créent de la mobilité, de l'activité !".
Cette déclaration avait déclenché un véritable scandale. Cependant les faits sont têtus : les statistiques de l'INSEE montrent que trouver un emploi après 50 ans quand on maîtrise mal l'écriture et le calcul et qu'on n'a pas le permis relève de l'impossible. Mais cette réalité était niée par une partie (pas tous) des employés de GAD.
Et de la même façon que les options de prise en charge que j'ai évoqué dans le cas de l'alcoolisme sont peu efficaces prises individuellement, elles le sont tout autant dans ce cas.

Pour le dire autrement, face à quelqu'un qui ne perçoit pas que ce qu'il pense être ses compétences sont inutiles ou inexistantes ou les deux, il ne sert à rien de la culpabiliser, de le contraindre, ou de se montrer hyper empathique. Le constat reste le même depuis le début de cet article, on ne peut pas lutter contre l'agnosie en comptant simplement sur le bon sens et la logique de celui ou celle qui en sont victime.

A cette absence de solutions à efficaces, aggravée par l'impossibilité de mesurer objectivement le handicap fonctionnel ou sociale, s'ajoute un troisième élément, qui en pratique est le plus important : le respect de la liberté de chacun à ne pas vouloir comprendre. Ce n'est pas de l'humour. C'est même fondamental. On a tous le droit de ne pas vouloir changer quoi que ce soit à nos pertes de capacités et d'en assumer les conséquences. J'ai le droit de ne pas me remettre aux maths, un alcoolique a le droit de refuser de l'aide, une ouvrière illettrée au chômage de GAD à le droit de ne pas se former.

Du coup on fait quoi (je parle ici exclusivement des médicaux et paramédicaux, pour les autres, chacun fait ce  qu'il veut).
  • Tout d'abord, et contrairement à ce que certains philosophe de comptoir veulent faire croire, vous avez le devoir professionnel d'informer un patient de son état et par conséquent de ce que vous avez diagnostiqué et des risques et conséquences de ce diagnostic. Ceci évidemment n'autorise pas de harceler le patient avec cette information s'il ne veut pas l'entendre. Mais cela doit être noté dans son dossier.
  • Pour informer il faut avoir dépisté. Ces handicaps sont très largement sous diagnostiqués en France pour la bonne et simple raison que du fait du manque de temps et de la technicité des examens, il n'y pas plus beaucoup de monde (et je m'inclus dedans) pour passer du temps sur l'interrogatoire des patients. Du coup, un nombre important de patients qui ont pourtant un suivi médical régulier, sont de facto inobservants et paumés dans leur propre prise en charge parce que lorsqu'ils vont voir leur médecin, on ne leur demande pas comme ça va dans leur vie réelle, ou qu'on s'arrête à la réponse standard :"ça va". 
  • Enfin, si l'agnosie du patient le met en danger pour sa santé, mais aussi pour ses actes de la vie civile ou patrimoniaux (c'est une phrase toute faite issue de la législation la protection juridique), vous devez le signaler au procureur de la république. Le signalement c'est votre job, la décision, c'est celle du juge des tutelles. Il n'est clairement pas normal, que des personnes qui à l'évidence (même sans être médecin), ont une pathologie X ou Y qui fait que de facto elle ne sont plus capables de s'occuper d'elles-mêmes, soient vues et revues par leurs différents médecins ou dans les services hospitaliers, avec un simple suivi social.  
En conclusion pas de conclusion, mais un constat : nous sommes tous sujets à une perte progressive de nos capacités cognitives. Cette perte peut parfois nous mettre en danger sanitaire, social ou patrimonial. S'il n'existe pas de solution miracle pour l'éviter, nous avons tous le droit d'en être informé quand ça nous arrive. Nous avons le droit de refuser d'être aidés et il appartient aux médecins, dans les cas litigieux, d'ne informer la justice pour qu'elle décide si une mesure de protection juridique doit être imposée. 

Si vous voulez en savoir plus, cet article fait partie de la collection suivante :
Mécanismes de cognition