3.3.17

Biais cognitifs - 1



La branche de la neurologie qui s'occupe du fonctionnement normal des neurones n'existe pas. Dit comme ça, ça peut paraître étonnant, mais c'est vrai. Vous voyez un neurologue quand vous avez un problème moteur, sensitif, ou cognitif, mais jamais quand tout va bien, juste pour comprendre comment le cerveau fonctionne. Et si vous aviez malgré tout cette idée, la plupart des neurologues vous souriraient gentiment tout en cherchant désespérément le moyen de vous faire voir ailleurs s’ils n'y sont pas. C'est pour ça que lorsque je reçois des demandes de collégiens ou lycéens dont le prof sadique a insisté pour qu'ils voient un neurologue afin de comprendre "les émotions", "le jugement, ou "le mode de fonctionnement de la pensée des homme politiques (ceci est une demande réelle !)", j'invoque mon immunité :"j'ai aquaStaff" pour ne pas les rencontrer. Pour le dire autrement, tout neurologue que je suis, je n'ai pas la moindre idée du fonctionnement exact de la pensée dite normale.


Mais alors me demanderez-vous, qui s'occupe de ça ? C'est simple, en théorie ce sont les neuropsychologues. Peu importe que leurs recherches avancent lentement, principalement en raison d'un manque de moyens criants, d'une pollu…contamin…parasit…heu.. . . . Forte exposition aux sciences sociales (non ce n'est pas un troll), et d'un biais systématique très répandu appelé WEIRD (White, Educated, Intelligent, Rich, Democratic) qui fait que la plupart des études sont réalisées sur des jeunes éduqués de pays riches, c'est les neuropsychologues qui courageusement essaient de rationaliser la pensée humaine.

Là encore pour le dire autrement, le fonctionnement normal du cerveau est étudié par une branche des sciences qui pour diverses raisons est très influencée par la sociologie, et qui utilise souvent comme cobayes ses propres étudiants, dont la particularité n'est pas d'être présentatifs de l'humanité dans son ensemble. 

Pour quoi cette trop longue intro ? Parce que justement on va parler des biais de raisonnement et de leur conséquences dans les décisions médicales, et qu'il me semble utile avant de commencer de vous rappeler que ma qualité de neurologue ne fait pas de moi un expert indiscutable de ces questions, et que ce dont je vais vous parler est issu de recherches en neuropsychologie, qui elles-mêmes peuvent être biaisées.

Mais d'abord qu'est-ce qu'un biais de raisonnement pour un neurologue ? C'est une distorsion systématique de vos processus cognitifs qui a comme conséquence d'orienter... Systématiquement les résultats de vos réflexions vers une conclusion erronée (ceci est une définition neurologique, les neuropsychos en ont d’autres).

Si c'est trop compliqué, un biais c'est ce qui fait que je refuse de manger, goûter, toucher des insectes même si cela ne présente aucun risque pour moi, que leur valeur nutritionnelle est élevée, et que bien cuisinés, certains disent que c'est délicieux. Ça c'est la version comique, mais les biais sont surtout la source de nombreux comportements irrationnels dont certains graves ou délictuels comme certaines phobies.

Il existe des dizaines de biais que les neuropsychologues, tels des chasseurs de papillons, essaient de regrouper et classer pour rendre le tout cohérent. Pour l'instant ça ne marche pas. Alors j'en ai sélectionné quelques-uns avec comme seul critère que ce sont ceux que je vois cités le plus fréquemment dans les réunions de neuropsychologie foraine organisés par les cabinets d'auditeurs ou de coaching.

Mon but est que ces termes ne vous soient pas inconnus, que vous puissiez voir concrètement ce qu'ils recouvrent, et que si besoin, vous puissiez vous en servir.

Biais numéro un : l'ancrage. 

En français c'est ce qui sous-tend l'expression populaire :" l'habit ne fait pas le moine". Ce biais désigne la difficulté à ne pas se fier à sa première impression, ou à ne pas réfléchir à un problème à partir de la première affirmation le concernant.

En médecine c'est un biais ultra classique qui correspond aussi à la première phrase de consultation. Si quelqu'un vient vous voir en vous disant :"je suis anxieux", ou si vous vous récupérez un patient que vous ne connaissez pas dont le dossier commence par "anxiété", vous allez avoir énormément de mal à vous défaire de cette idée et vous obliger à faire un examen systématique (qui vous montrera qu'il avait une oppression thoracique secondaire à une embolie pulmonaire).

Dans la vie quotidienne c’est à cause de ce biais que vous vous faîtes avoir à chaque négociation commerciale (en tout cas avec moi ça marche à tout le coup, je tombe dedans) ! Le premier qui fixe un prix, établit un éventail de possibilités de négociation dans l'esprit de tous les participants. Si par exemple vous postulez pour un job dont le salaire médian est de 2000 euros, et que le recruteur vous dit d'emblée que l'offre est à 1500 euros, même en sachant qu'à l'évidence il tente de vous arnaquer, vous allez commencer à raisonner sur 1500 (sauf à ce que vous soyez très sûr de vous).

Ce biais est bien évidemment synergique avec le biais d'autorité. Dans le cas médical, si la phrase : "il vient pour anxiété" est prononcée par un PUPH, vous aurez encore plus de mal à ne pas partir sur ce diagnostic, même en sachant pertinemment que le PUPH en question n'a jamais lu le dossier, que si elle avait été prononcée par votre co-interne (même celle qui à crée une pochette articles et recos). Dans le cas de la négociation commerciale, une taux d'intérêt ridiculement élevé pour un prêt immobilier vous semblera d'autant plus acceptable, qu'il vous est annoncé dans un beau bureau derrière lequel trône Jean Raoul "expert financier, responsable du pôle immobilier", que s'il vous est proposé par Raoul Jean, derrière la table bancale du bureau de poste de Paumé-en-Blés dans la Sarthe.

Biais numéro 2 : le biais de conservation. 

C'est le biais du conservatisme, celui qui nous fait être réfractaires à la nouveauté. Et ne venez pas me dire que vous en êtes dépourvus sous prétexte que vous avez braqué une FNAC pour avoir la NINTENDO Switch, ça ne compte pas. C'est ce biais qui est à l'œuvre à chaque fois que vous regardez avec un œil narquois un nouveau protocole thérapeutique, un nouveau fichier à remplir, un nouveau programme politique ou….

Ou….(suspense interminable) quand vous vous prenez pour un biostatisticien devin en découvrant une étude d'efficacité sur un nouveau médicament. Attention ce qui suit n'est pas un troll, alors essayez de lire sans a priori. En médecine le doute est indispensable (enfonçage de portillon) surtout quand il s'agit de médicaments (enfonça de porte en bois) et surtout quand l'étude a été sponsorisée par big pharma (enfonçage de porte en fer). Mais de la même manière qu'il est idiot de croire que vous ne pourriez pas être influencé par un discours commercial de labo, il est tout aussi idiot de croire que vous n'avez pas un a priori injustement négatif sur ce type d'études. Pour le dire autrement, à moins d'avoir un excellent (bon n'est pas assez) bagage scientifique et statistique, vous n'avez pas les moyens de critiquer (en bien ou mal) une étude pharmaceutique. Vous voulez des exemples ? Moi j'ai un biais de conservation avec les anticoagulants oraux directs. J'ai même écrit un billet sur ce blog pour montrer que leur présentation est malhonnête. Mais ça ne veut pas dire que ce sont intrinsèquement de mauvais produits. Ce biais est dangereux parce qu'il est fortement ancré en nous. Le film les Croods est d'ailleurs uniquement basé dessus avec cette phrase de Grug : "si c'est nouveau c'est que c'est mauvais".

Hors médecine, ce biais est utilisé contre vous avec le soi-disant cycle de l'acceptation du changement. Quand vous bossez dans une boite, une administration, un hôpital, et que la direction se réveille un matin en se disant que dorénavant elle va remplacer toutes le imprimantes individuelles par une seule méga machine capable de dupliquer votre power pont tout pourri mais aussi un tasse, une vache et si nécessaire vous-même ; vous aurez beau expliquer que c'est l'idée la plus idiote depuis le jour où ils ont décidé de remplacer les interrupteurs par des lampes avec détecteur de présence, vous ne serez pas entendus, parce que l'auditeur qui leur a vendu l'idée de la mega machine, leur a aussi annoncé que votre biais de conservation vous empêcherait de voir les innombrables avantage du nouveau copieur pan dimensionnel.

Ce biais est synergique avec le suivant :

Biais numéro 3 : le biais de confirmation.
 

C'est un biais que vous connaissez par cœur parce que c'est un des rare biais dont on est conscient. C'est le biais qui nous fait accorder plus de crédibilité à une information qui va dans le sens (qui confirme) de ce que nous croyons déjà. C'est le biais qui vous enferme dans votre bulle d'information médiatique (le truc à la mode en ce moment) avec cette tendance naturelle que vous avez de croire qu'une information publiée dans un média qui partage les mêmes opinions que vous est plus fiable que celle publiée dans un média qui pense le contraire de vous.

En médecine ce biais ne fait que renforcer les clichés et, au mieux, ne sert à rein. C'est à cause de ce biais que dans mon cas par exemple, je vais manifester un enthousiasme fanfaron (visible dans mon langage corporel par un haussement prolongé de sourcil) quand je vois un AVC hémorragique sous AOD (ça confirme mon opinion sur leur inutilité et leur dangerosité), alors que je ne réagis pas quand je vois un AVC hémorragique sous AVK (que je considère comme étant la faute à pas de chance).

Là encore en médecine ce biais et souvent utilisé contre vous par Big Pharma. C'est à cause de ce biais que les labos investissent des sommes absurdes pour financer des études sur des traitements déjà commercialisés et qui ne font que confirmer ce que l'on sait déjà. Plus on vous montre des études qui disent la même chose, plus vous vous sentez rassurés, même si toutes ces études ont un petit p à la limite de la significativité. Un excellent exemple est la sommes d'études sur la thrombolyse IV des AVC aux résultats au mieux mitigé mais qui accumulées, finissent par faire une vérité.

Ce biais est synergique avec un biais très complexe :

L'heuristique de disponibilité

C'est plus qu'un biais, c'est un mode de pensée. C'est ce qui nous fait penser que ce que nous savons à un moment donné, est suffisant pour nous permettre de raisonner et prendre une décision. Pour mieux comprendre je vais vous donner des exemples classiques qui traînent dans tous les bouquins :

Ex1 : vous dites à votre pote qui fume que le tabac tue. Il vous répond que c'est n'importe quoi parce qu'il connaît plein de gens qui ont fumé et vécu jusqu'à 100 ans. La confiance en son expérience réelle est supérieure à la confiance en vos arguments, même si vous êtes son pote.

Ex2 (issu de Wikipédia) : en cas d'incendie, vous vous précipitez dans la cage d'escalier pour descendre et sortir, sans chercher à lire les panneaux d'information. Votre expérience (la sortie est en bas) vous semble plus fiable que la nécessité d'acquérir de nouvelles informations.

En médecine c'est l'anti evidence based medecine : c'est à cause de cette forme de pensée, que pendant des années des médecins pourtant bien intentionnés, administraient des doses massives d'anti-hypertenseur à la phase aiguë des AVC alors que les études montraient déjà que c'était dangereux. C'est toujours à cause de ce biais, que de nos jours, des médecins prescrivent encore des anticholinésterasiques dans les démences (parce qu'ils ont vu une fois quelqu'un qui allait mieux après), ou du BACLOFENE dans l'alcoolisme.

L'heuristique de disponibilité, fonctionne encore mieux avec :

L'effet Bandwagon (l'effet qui consiste à suivre dans une parade le char sur lequel est installé l'orchestre), ou effet de Hamelin, ou tout simplement l'effet de mode.

 Pour le coup c'est facile à comprendre : plus un nombre de gens font ou disent quelque chose, plus vous aurez tendance à faire pareil. Pour le dire autrement, on préfère avoir tort à plusieurs que raison tout seul. Et là vous vous dites : "oui mais moi non, je suis super original parce que j'écoute de la musique que personne n'aime (métal ou classique ou les deux), parce que j'aime les manga, parce que j'aime la SF, parce que j'aime les JDR, parce que je vis à Paris mais que je prends mon vélo, parce que je vis au milieu de nulle part et que je suis le seul dans mon village à connaître Horizon Dawn Zero". Pas de bol, cet argument ne tient pas. C'est même au contraire la preuve que vous vous identifiez à un groupe (dont les autres membres ne sont pas majoritaires dans votre entourage). Nan parce que soyons clair, Sony n'a pas inventé la PS4 ni édité HDZ rien que vous personnellement, il semblerait même que Sony estime le potentiel de ventes en centaines de milliers.

En médecine l'effet Bandwagon est celui qui explique que tout le monde pendant des années prescrivait VS et CRP parce que, parce que, ben voilà quoi…

Cet effet ce combine admirablement bien avec quelque chose qui portant n'a rien à avoir :

La [absence de terme français adéquat] saillance ou salience en anglais.
 

C'est un biais qui nous fait nous concentrer en priorité sur ce que nous reconnaissons. Si je vous écris des lettres au hasard en japonais ぽロス et que je vous demande de me les recopier, vous aller commencer par le carré parce que c'est la forme que vous identifiez le mieux (j'espère réellement que ces trois lettres ne veulent rien dire ensemble).

En médecine, c'est ce biais qui fait que devant un tableau clinique complexe, vous allez selon le contexte avoir le bon ou le mauvais réflexe. Le bon réflexe, c'est le cas de l'urgentiste qui voit atterrir dans sa salle d'attente une SDF poignardé qui saigne la rage. Le premier geste va être de trouver un moyen quelconque (mais rapide) de faire une hémostase avant de réfléchir au pourquoi du comment. Le mauvais réflexe c'est celui de l'urgentiste qui en découvrant une hypoglycémie sévère chez un SDF poignardé mais admirablement suturé, administre du glucosé sans vitamines B1.

Dans le commerce, le biais de saillance se nomme la pub.

Biais numéro 7 : le biais de stéréotypie. 

Vous aimez porter des chaussettes montantes blanches dans des sandales en cuir tout en vous promenant en short court synthétique brillant bleu, maillot de foot sans manches et arborez fièrement une moustache soulignant élégamment vos cheveux courts sur le dessus et long derrière ? C'est bien, tant mieux pour vous. Mais avez-vous remarqué que vous trouvez spontanément sympathiques les rares individus qui s'habillent comme vous alors que vous ne les connaissez pas ? C'est normal. Le biais de stéréotypie explique que nous ayons spontanément tendance à faire plus confiance à des personnes qui nous ressemble qu'aux autres. C'est une des raisons pour lesquelles vous trouverez extrêmement peu de tatoueurs non tatoués et en costume cravate, et aucun opticien sans lunettes même avec une vision spontanée de 489/10 à chaque œil.

En médecine c'est ce biais, et il est important et néfaste, qui fait que si vous êtes, disons au hasard, fan de sepultura, vous allez avoir plus d'empathie pour un jeune patient qui a un t-shirt identique à l’un des vôtre et qui en étant un peu soul, a explosé sa bagnole contre un poteau, que pour madame michu, engoncée dans son pack tailleur serre-tête mocassin qui en étant un peu saoule a explosé sa bagnole contre un poteau. Pour faire simple c'est un biais de préjugé, qui se potentialise très bien avec le biais d'ancrage.

Voilà c'est déjà pas mal pour cette fois. Si vraiment des foules déchaînées en délire en veulent plus, j'écrirais peut-être une deuxième partie avec plein d'autre biais dont le meilleur : le bais de la tâche aveugle (Blind Spot Bias) ou encore le biais de la vision de la paille dans l'œil de son voisin, mais pas de la poutre sans le sien


Si vous voulez en savoir plus, cet article fait partie de la collection suivante :
Mécanismes de cognition